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LA DOMINATRICE [complet]
 
Mai 2006
Nombre de pages Word, corps 10 : 3
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   C’était un après-midi de mai, chaud, très chaud. Le soleil était un soleil d’été qui brûlait les nuques et rendait les joues cramoisies.
  J’étais en terrasse de café ; un café, non, pas vraiment. Il s’agissait une espèce de troquet sale où les ivrognes étaient trop ivres pour se cogner mais pas suffisamment pour ne pas s’insulter et dire des bêtises grosses comme leurs nez rouges.
  La terrasse donnait sur la route et on se prenait les fumées épaisses et puantes des voitures dans le nez – on a connu plus agréable. Mais j’avais le temps et je regardais les passants passer. La serveuse était une petite jeunette qui n’avait, je le parie, qui n’avait pas quinze ans mais qui déjà, était d’une étonnante vulgarité. Non pas dans sa façon d’être mais dans sa façon de parler. Elle était blonde, d’un blond délavé et sale, le visage ni joli ni laid mais assez stupide quand même. Et, surtout, elle parlait sur un ton vulgaire, des mots affreux sortaient de sa bouche, elle avait une voix rauque, une voix d’homme qui a fumé toute sa vie, une voix on ne peut plus désagréable.
  Et je buvais tranquillement une bière en observant d’un œil las le monde qui m’entourait, la serveuse qui grognait et les ivrognes qui prélassaient leurs horribles bedaines graisseuses à la lueur du soleil de mai. A un moment, il y a eu une brouille, comme quoi tel client avait une ardoise “longue comme le bras d’un géant”, qu’il devait payer parce que, n’est-ce pas, “on ne se nourrit pas de cailloux dans ce pays”, qu’il devait payer sinon “ç’allait mal aller”. Rien de bien extraordinaire.
  Et puis, il y a une femme qui est arrivée, accompagné d’un homme silencieux. Ils se sont assis à la table voisine.
  — On prend deux cafés, elle a dit sans consulter l’homme avec qui elle était.
  La jeune serveuse est allée chercher des cafés et les a ramenés. J’entendais des propos divers provenir du bar.
  — Elles veulent le pouvoir, disait un homme d’une voix vacillante.
  — Ouais, elles veulent être comme les hommes, comme nous, lui répondit-on.
  — C’est pas possible, ça, l’homme doit rester un homme, taïaut, taïaut ! grogna l’autre.
  Et j’entendis un bruit de verre qui se brise sur le sol et des cris de femmes qui rouspètent.
  A mes côtés, la femme qui avait commandé deux cafés, n’en finissait plus de se plaindre.
  — J’aurais dû prendre un thé, disait-elle ; bah, tant pis, tant pis ! Bon, tu sais, tu es gentil, toi, tu es très gentil (là, elle s’adressait à l’homme qui était avec elle). Tu es très intelligent… mais je suis déjà prise, tu comprends, tu comprends ? Bon, tout à l’heure, j’ai bien vu, tu as essayé de caresser ma jambe, je sais c’est tout… Mais j’ai déjà quelqu’un, tu comprends, je suis déjà prise… Mais tu es très intelligent – tu comprends ? Allez, va, prends soin de toi !
  L’homme a avalé son café en une gorgée, il s’est levé et il est parti, passez-moi l’expression la queue entre les jambes et la tête basse.
  La jeune femme, je ne sais pas quel âge elle avait. En jupe haute et talons hauts, les cheveux mi-longs, coupés au carré, sombres mais pas noir et le port de tête haut, le menton un peu en avant, les paupières mi-closes.
  Elle s’est tournée vers un voisin de table.
  — Et vous, alors ? a-t-elle fait d’une voix racoleuse ; bon, vous vous appelez comment ?
  — Didier, a fait l’homme, quelque peu surpris.
  — Ah ! Didier ! Vous me comprenez, vous, non ? Voyez, j’approche de la quarantaine, j’ai pas envie de me laisser aller. Regardez, j’ai un peu de ventre.
  Elle a soulevé son petit haut pour lui monter. Lui, il est devenu tout rouge et il a bafouillé que non.
  — C’est gentil, a-t-elle répondu ; mais quand même, c’est parce que je fais du sport, tous les jours, je veux pas me laisser aller ; à mon âge, c’est pas possible ! Hein, vous comprenez. Attendez, je me rapproche de vous.
  Elle s’est levée de sa chaise et elle s’est rapprochée de lui.
  — Vous êtes du quartier, non ?
  — Non, j’habite un peu plus loin là-bas, en banlieue.
  — Ah oui, j’ai un ex qui habite là… Enfin, je ne sais pas, peut-être qu’il n’y habite plus, a-t-elle fait en riant un peu. Moi, j’habite dans le quartier, c’est bien, non, j’aime bien. Regardez ce que j’ai acheté.
  Elle a mis son sac sur ses genoux et elle a trifouillé dedans en marmonnant je ne sais quoi. Puis elle en a sorti un petit objet et l’a placé sous les yeux du dénommé Didier.
  — Regardez, a-t-elle continué, toute enjouée ; pas mal, hein ? Je viens de l’acheter, là-bas, c’est un porte-clé, vous en pensez quoi ? Bon, pas cher en plus, je l’ai acheté là-bas, si vous voulez le même, juste là.
  Et de son index, elle a indiqué une petite boutique. L’homme, je l’ai vu, a suivi l’index des yeux puis ses gros yeux globuleux se sont rabaissé vers ses jambes nues qu’elle ne cessait de croiser et de décroiser. Elle a remis le petit porte-clé dans son sac après l’avoir triturer pas mal de temps.
  — Vous faites quoi, vous, dans la vie ? Moi, je suis dans la restauration, j’assume ma vie de femme – il le faut bien !
  — Je travaille dans le bâtiment, a répondu l’homme.
  — Non ! Encore ! Hier encore, j’ai rencontré quelqu’un qui travaillait dans le bâtiment ! Moi, dans la restauration, j’ai pas du tout de temps pour moi !
  Elle n’arrêtait pas de rabattre ses cheveux derrière ses oreilles.
  — Mais j’assume ma vie de femme indépendante. Moi, ce que je veux, c’est un bébé. J’ai une idée, je prends un homme, j’arrête la pilule sans lui dire, je tombe enceinte et je plaque le mec… Je veux un enfant, je l’élève toute seule… J’aimerai un garçon. Je sais pas encore comment je l’appellerai mais je veux un garçon.
  Son interlocuteur acquiesçait en louchant vers ses longues jambes.
  — Et vous ? ça va dans votre vie ? fit-elle brutalement.
  — Moui-moui, murmura l’homme en relevant précipitamment la tête.
  — Voilà, attendez-moi, je vais aux toilettes, vous gardez mon sac, hein ? Hein ?
  Sur quoi elle se leva d’un bond, rabaissa sa petite jupe et se rendit aux toilettes d’un air digne et dégagé. En passant à côté de moi, elle me lança un regard alangui.
  Lorsqu’elle revint, elle poussa un petit cri joyeux.
  — Ah ! Didier ! vous n’avez pas disparu !
  L’homme en question fit un petit sourire et appela la jeune serveuse aux cheveux délavés.
  — Je prendrai un café, dit-il.
  La femme à la jupe dit qu’elle prendrait bien un café, elle aussi.
  — Alors deux cafés ! dit l’homme.
  — Oh ! merci ! tu es gentil ! murmura la femme en faisant les yeux doux et en s’asseyant.
  Elle caressait ses longues jambes, relevait sa jupe d’un mouvement tout calculé et l’homme était rouge, rouge et regardait les jambes découvertes de biais.
  — Mon mari est mort, enchaîna-t-elle ; enfin, je veux dire, mon ex-mari, oui, j’étais plus sa femme. Bah voilà, il est mort, il est mort, je vais pas remuer le passé.
  — Oui, il faut passer à autre chose, tenta son interlocuteur.
  — Voilà, un mort est un mort, il ne reviendra pas alors à quoi bon ? Je suis une femme indépendante, je vais pas me laisser aller, je m’occupe de moi… A ce propos, c’est étrange, mais je fais des rêves érotiques en ce moment, tout un tas, oui, tout un tas. C’est le délire.
  Et elle s’est mise à détailler ses rêves. Les mains du prénommé Didier tremblaient, il avait du mal à soulever sa tasse de café.
  — L’amour, continuait-elle sans se lasser ; on dit toujours “ça arrive qu’aux autres”, pas vrai ?
  Et sans attendre de réponse :
  — Mais l’amour est là, à côté, il suffit de bien regarder… après, le plus dangereux, c’est la routine.
  Là, d’un coup, elle s’est tourné vers moi.
  — Eh ! ça va, vous ? vous vous appelez comment ?
  — Stéphane, bafouillai-je, surpris d’être interpellé de la sorte.
  — Oh ! s’exclama-t-elle ; j’ai connu un Stéphane dans le passé : tout comme vous, la même tête, les mêmes yeux…
  Elle passa ses doigts sur son genou et releva encore plus sa jupe. Je regardai à la dérobée et observai l’autre homme qui lui aussi, ne détournait plus du tout ses yeux de la jupe de la femme. Puis il me lança un regard féroce que j’évitai habilement.
  — Vous avez un bien joli porte-clé, là, dans votre sac, fis-je, l’air de rien.
  — Oui, hein, je l’ai acheté là-bas, juste là, vous voyez. Vous l’avez vu, hein ?
  L’autre homme, le prénommé Didier était furibond et il était rouge mais alors rouge de colère. La femme, donc, qui approchait la quarantaine, releva sa poitrine à deux mains et me demanda de regarder si son soutien-gorge était bien en place. Je regardai d’un œil trouble et ne vis rien d’anormal.
  — Bien, fit-elle, satisfaite d’elle-même.
  Je ne tenais plus en place et le prénommé Didier non plus. Il essaya encore plusieurs fois de placer un mot dans la conversation mais la femme ne se détournait plus de moi.
  — Mes parents sont encore ensemble, dit-elle ; c’est fou, non ? Moi, je veux un bébé, un garçon… J’ai connu un chic type, une fois, qui voulait un bébé aussi mais moi, non, je suis partie quand même, une fois, un matin… Je veux bien un café.
  — Un café, s’il vous plait, demandai-je à la serveuse.
  — Oui, je suis partie quand même… répéta-t-elle.
  Sa gorge était rouge et gonflée, ses yeux langoureux. Elle découvrait encore ses jambes, de plus en plus, remontait son haut de rien du tout et agitait ses doigts devant mes yeux, comme un hochet. Elle n’était pas particulièrement belle mais là, d’un coup, je me suis mis à la trouver très belle, atrocement attirante – elle parlait, elle parlait et derrière elle, l’autre homme faisait les gros yeux, tordait sa bouche et m’envoyait des éclairs.
  — Ce qui est bien, disait-elle, quand on est deux, ce qui est bien, c’est qu’on reste collés dans les bons moments comme dans les mauvais, quoi qu’il arrive.
  Elle avait pris un air rêveur. Elle alluma une cigarette et me souffla de la fumée dans la figure.
  — Pardon, fit-elle avec un petit rire ; je n’ai pas fait exprès.
  Son petit rire résonna lointainement dans mes oreilles, je n’entendais plus bien ce qu’elle me disait, je ne voyais que ses jambes découvertes qu’elle agitait sous mes yeux, qu’elle n’arrêtait pas d’agiter. Je remontai mes yeux le long de son ventre, de sa poitrine à moitié découverte également, le long de ses bras, de toute sa peau, de sa gorge gonflée, de ses joues souriantes, de ses yeux mi-clos et je n’y tins plus une seconde, j’approchai ma main de sa jambe et l’effleurai.
  Elle sursauta violemment, recula et d’une voix en rogne, me déclara :
  — Je ne veux pas qu’on me touche.
  Puis elle se détourna, me montra sa nuque moite et reprit la conversation avec le prénommé Didier qui jubilait et frottait ses mains.
  — Bon, je vais rentrer chez moi, lâcha-t-elle.
  — Moi aussi, lui répondit-il.
  — tu habites où ?
  — Là-bas, en banlieue…
  — Bien…
  — Je t'accompagne..
  Ils se levèrent tous les deux et lui, je voyais, il la dévorait de bas en haut ; il l’a suivie en baissant la tête. Je les ai regardés disparaître derrière un immeuble. Du bar me parvenait des semblant de cris d’ivrognes.
  — Saletés de bonnes femmes, entendis-je entre deux éructions grasses.
  Et elle, je ne l’ai plus jamais vue ni croisée.

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