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LA MOUCHE [complet]
 
Octobre 2006
Nombre de pages Word, corps 10 : 6
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  Je ne suis pas fou. Il ne faut pas penser que je le suis, fou. Certains diront que oui. D’autres penseront que non. Personne ne me l’a vraiment dit : “toi, t’es fou.” Mais beaucoup l’ont pensé. Je le sais, j’en suis même persuadé ; seulement il ne faut pas me demander pourquoi parce que moi, je n’en sais rien.

   J’avais été interné dans le pavillon H de je ne sais plus quel hôpital dans je ne sais plus quelle ville. Un immense hôpital, à perte de vue, sans démarcation précise d’horizon ; grand, très grand, plein d’allées, plein de verdure, plein d’arbres, plein de bâtiments, de préfabriqués encastrés dans des murs datant de mille ans. Un très grand hôpital. Mais je n’ai connu que le pavillon H. Je n’ai rien vu d’autre.
  A l’entrée du pavillon H il y avait une pelouse toute piétinée, toute jaune ; je ne suis jamais allé au-delà de cette pelouse, ce minuscule jardin avec juste un arbre décrépi planté au milieu. Il faisait pitié, il me déprimait à chaque fois que je le regardais, je ne sais plus pour quelle raison. Il y avait du grillage autour. De tous les pavillons, il n’y avait que le H qui était bordé de grillage. Il y avait aussi quelques petits bancs en pierre. En fait, des blocs de pierre qui faisaient office de bancs. Les blocs étaient toujours glaciaux, même lorsque le soleil tapait dur dessus en plein mois de juillet. Je le sais parce que j’y suis allé en plein de mois de juillet.
  Le pavillon H était un préfabriqué tout récent qui puait encore la peinture fraîche qui ne sèche jamais. Un sol en linoléum jaunâtre, des murs blancs, des allées larges et des chambres minuscules.
  Dans ma chambre numéro 25 il y avait deux petits lits en ferraille, deux tables de nuit, un rideau qui cachait les sanitaires et c’était tout. En fait, derrière le rideau il y avait juste un lavabo et une petite douche. Les toilettes étaient dans le couloir. Mon voisin de chambre était un type étrange qui passait ses journées dans son lit, sans rien faire et qui ne m’adressait jamais la parole. En vérité, il m’exaspérait. Toutes les petites manies qu’il avait m’exaspéraient. Je ne remarquais que ses petites manies. Sa manière de triturer son lobe d’oreille lorsqu’il réfléchissait, la manière dont il frottait son front lorsqu’il s’adressait à une infirmière et même son nez m’exaspérait. Sur le bord du lavabo, il laissait toujours traîner une espèce de vieux rasoir tout moche et tout rouillé. C’était peut-être ça qui m’exaspérait le plus.
  Je n’ai jamais su combien de temps avait passé ce type ici mais il me semblait qu’il y était né et qu’il allait y mourir. Il ne m’adressait jamais la parole pour je ne sais quelle obscure raison. La personne la plus antisociale que j’avais vue – c’est ce que j’avais d’abord pensé.
  Cependant, dès que quelqu’un entrait dans notre chambre, il devenait l’homme le plus loquace de la terre entière. Et de quoi il parlait ? Bah ! De l’activité sexuelle chez les escargots et ça, je le jure pour l’avoir vu de mes propres yeux, il était capable d’en parler pendant des heures sans se lasser et même, je crois, c’était son sujet de prédilection, je jure, même, son seul sujet.
  Il en parlait aux infirmières et aux femmes de ménages. Des jeunettes en mal de vivre qui passaient le balaie de 7h du matin à 19h. Il était là, tout coincé au fond de ses draps, il suivaient les petites jeunettes de ses yeux jaunes en parlant, en parlant, en parlant, sans même prendre sa respiration. Sa barbe sale se trémoussait de bas en haut. Il me dégoûtait, littéralement. Sa voix aigue de castrat m’était insupportable. J’avais envie de le cogner rien qu’à le regarder. Je ne l’ai jamais cogné. La seule personne que j’aie jamais cognée dans mon existence entière, ce fut moi.
  Mais surtout, ce satané rasoir qu’il laissait traîner dans le porte-savon métallique, là, sur le coin gauche du lavabo, ça m’était littéralement insupportable. Je voulais le lui faire avaler et que les lames lui tranchent sa saleté d’estomac.
  Les murs de la chambre étaient verts pâles. D’un mauvais goût. Mon voisin de chambre avait accroché d’abominables dessins au-dessus de son lit. Une copie du pape de Vélasquez faite par ses soins, un paysage qui semblait dessiné par un bébé, également fait par ses soins et aussi une espèce de portrait qui, je l’appris plus tard, était celui de sa mère.
  J’avais maintes fois tenté d’arracher ces horreurs qui hantaient mes nuits entières mais il s’y était fermement opposé et avait fait appeler une infirmière pour ne pas avoir à s’adresser directement à moi. Je crois qu’il me détestait autant que je le détestais.
  Je m’ennuyais terriblement au pavillon H. Il n’y avait rien à faire ; gambader dans le minuscule jardin, aller à l’atelier dessin, regarder la télévision dans la salle commune, les occupations étaient restreintes. Pour sortir hors de l’enceinte, il fallait faire une demande écrite à l’avance. Je n’en ai jamais eu le courage. Interdiction de dépasser le grillage. Au fond, ça me convenait. Je ne demandais rien.
  On m’avait prêté un livre. La Chute. Alors je passais mes journées à lire la Chute. Je ne lisais pas vraiment, ou alors entre les lignes, sans vraiment lire, sans vraiment être concentré. C’était juste “comme ça”, pour passer le temps. Que l’heure du déjeuner arrive, que l’heure du dîner arrive, que l’heure de dormir arrive. C’était un jeune homme qui m’avait prêté le bouquin, une vieille édition, avec des pages jaunes qui sentaient le vieux papier, des pages détachées, des pages flottantes. C’était un type bossu, qui pleurait beaucoup, qui m’avait dit être ici parce qu’il était déprimé. Il n’a plus jamais réclamé son bouquin, il a dû oublier et un jour, je ne l’ai plus vu dans le réfectoire.
  Il est mort du sida, il paraît. Le bouquin, je l’ai encore.
  Je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais rien lu d’autre. Il y avait bien une bibliothèque. Enfin, ce n’était pas vraiment une bibliothèque. Dans la salle commune, celle-là même où il y avait la télévision, il y avait un vieux meuble qui tenait encore debout par on ne sait quel sortilège et dans lequel il y avait des jeux, des magazines, des livres. Le genre de livre qu’on a pas du tout envie de lire.
  De toute manière je n’avais jamais envie d’aller dans la salle commune. Les gens m’y rebutaient. Ils étaient amorphes, sales, puants – ils ne se lavaient jamais ou quoi ? Ils restaient assis là, autour de la grande table, sans rien faire. Ils parlaient parfois entre eux, dans un murmure, mais c’était comme trop incompréhensible. Tout du moins, je ne comprenais rien du tout. Il y avait des horaires pour regarder la télévision, pour lire, pour jouer, pour dessiner, il y avait des horaires pour tout. Ce n’était pas si terrible que ça, je m’ennuyais mais c’était assez facile, quand même, de vivre là-bas.
  C’était l’été, il faisait bon, il faisait beau mais je ne sortais pas. Je restais dans la chambre, même si mon voisin, lui non plus ne la quittait pas et que je le détestais au plus haut point. Le fait est que je ne voulais pas céder et lui laisser le plaisir d’être seul. Il ne cédait pas non plus même si lui aussi me détestait. C’était juste une question d’amour propre.
  Je restais assis sur le bord du lit ou alors en plein milieu du lit, en tailleur ou alors allongé, les bras derrière la nuque, à regarder le plafond. Et je louvoyais entre les sanitaires et le lit. Je me lavais constamment le visage, je voulais être propre, je ne voulais pas puer comme tous les autres. Je me lavais souvent les mains, je me curais les ongles, il fallait qu’ils soient constamment parfaits sinon je m’identifiais aux autres et c’est fou ce que j’avais cette idée en horreur, c’est fou comme elle m’irritait et me rendait malade.
  Puis je retournais sur mon lit, je prenais mon livre que je laissais précisément sur le bord gauche de la table de chevet et je lisais. Jusqu’à ce que la sonnerie sonne, signalant l’heure du repas. Le réfectoire était une grande pièce, avec des tables rondes et des tables rectangulaires. Tout était déjà en place, il suffisait de s’attabler directement, de mettre les pieds sous la table, et dès qu’on avait fini, on se levait et voilà, rien d’autre. Le plus atroce était de devoir manger coincé entre deux personnes qui m’insupportaient, qui me parlaient mais à qui je n’avais pas envie de répondre précisément parce que ces personnes me parlaient parce que j’étais à côté d’elles et qu’il n’y avait personne d’autre à qui parler, qui me parlaient comme par politesse parce que le hasard faisant, elles étaient juste à côté de moi. Je ne réussissais pas à accepter une telle atrocité, quelque chose que je considérais, en quelque sorte, comme une injustice terrible et inacceptable. Je veux dire, en aucun cas, je n’avais à supporter ça, la présence de ces étrangers à mes côtés qui me parlaient par pure politesse.
  Qu’importe, je m’y suis habitué. Il le fallait bien.
  Et un jour, j’étais dans ma chambre, assis, comme à mon habitude sur le rebord de mon lit, celui qui fait dos à mon voisin de chambre, pour que je n’ai pas à supporter la vue de son visage abîmé et il y a cette mouche qui a commencé à voleter autour de ma tête, à se poser sur ma tête, sur mon bras, sur ma jambe, partout. Et plus je la repoussais de mon bras, plus elle s’acharnait. C’était agaçant. Réellement. Je me suis levé pour ouvrir la porte de la chambre, j’ai senti le regard de mon voisin peser sur mes épaules. Là, je me suis rassis, la mouche a continué à tournoyer autour de ma tête, je me suis levé à nouveau et j’ai tenté de la repousser vers la porte. Mais elle ne faisait que tourner autour de ma tête, exprès pour m’énerver.
  Il y a une infirmière qui passait par là. Je la hèle de la chambre entrouverte. “Il y a une mouche dans ma chambre, il faut ouvrir la fenêtre” je lui ai dit. La fenêtre était constamment fermée à clé, Dieu seul savait pour quelle raison. “Petit malin” elle a dit en me faisant une espèce de clin d’œil et un affreux sourire à vous faire vomir toutes vos tripes tant c’est un genre de sourire détestable au plus haut point. “Quoi, petit malin ? De quoi ? D’où ?” J’ai répondu, ahuri. Elle se moquait ou quoi. Sur quoi, elle a essuyé ses mains sur sa blouse et a fait demi-tour en pouffant bêtement. J’ai bondi et je l’ai poursuivie. “Hé ! il y a une mouche dans ma chambre ! Une mou-che !” J’ai crié. Elle ne s’est même pas retournée. J’ai couru jusqu’à sa hauteur et je l’ai retenue par l’épaule. “La mouche, dans ma chambre, ouvrez la fenêtre, faites-la sortir”, j’ai dit, tout essoufflé d’avoir couru. Et d’une saleté de geste, elle a repoussé mon bras et est partie. Là, je ne l’ai plus suivie, je suis retourné dans la chambre.
  Mon voisin de chambre me suivait du regard, avec ses petits yeux jaunes enfoncés tout au fond de sa peau jaune et ternes, toutes pleine de rides précoces. “Quoi !” j’ai glapi en sa direction. Il a sursauté et s’est d’avantage enfoncé dans son oreiller puis a détourné le regard en haussant les épaules.
  Je suis allé me laver les mains, j’ai vu le rasoir sur le bord du lavabo, je l’ai pris et je lai jeté violemment par terre. Ce qui est étrange, c’est que mon voisin, il n’a pas du tout réagi, il a vu son rasoir glisser à travers la pièce eh bien, il n’a même pas fait un geste. Ce n’est que plus tard qu’il s’est levé, impassible et qu’il l’a ramené sur le bord gauche du lavabo. Impassible, il l’était toujours et ça aussi ça m’agaçait.
  La mouche, elle ne m’a pas du tout quitté. Elle me poursuivait. Non, réellement, elle me poursuivait. Juste pour que je devienne dingue et que je m’énerve vraiment. Quand la nuit est tombée, j’ai éteint la lumière de la chambre, j’ai ouvert la porte qui donnait sur le couloir éclairé, je l’ai ouverte en grand et j’ai attendu. Je n’entendais plus la mouche. Je ne la voyais même plus. J’ai attendu pas mal de temps. Comme j’avais éteint la lumière, je pressentais un accès de colère de mon voisin de chambre mais il n’a pas bronché. Il n’a pas osé, je crois. Je crois même qu’il avait comme un peu peur de moi.
  Plus de bzz bzz, plus de bruit de mouche volante alors j’ai rallumé la lumière et j’ai fermé la porte. J’ai croisé le regard de mon voisin qui était interloqué. “Quoi !” J’ai lancé en sa direction. Il m’exaspérait au plus au point et je faisais toujours attention à ne pas croiser son regard mais parfois, c’était impossible, mes yeux se posaient comme d’eux-mêmes sur sa face de rat et alors, c’était trop tard, je sentais mon sang se transformer en acide et une haine féroce serrait mon cœur. Pour lui, je suppose, ça devait être tout pareil. Ensuite, je n’ai plus entendu la mouche, j’étais plutôt content de m’en être débarrassé.
  Quand il a eu fallu dormir, quand il a eu fallu éteindre les lumières, je me suis allongé. Je n’avais pas sommeil. Mon voisin de chambre dormait déjà ; il s’endormait toujours le premier et il ronflait, à en faire tomber les murs. J’étais habitué, en fait, je n’entendais même plus ses ronflements, c’était juste un bruit de fond, comme l’eau qui coule dans les conduits, comme le ronronnement de la climatisation, ça passait inaperçu.
  Et c’est dans ce qui me semblait être le silence (le silence des ronflements etc.) que je l’ai entendue. Mais quoi, quoi ! La mouche ! Je n’étais pas couché depuis dix minutes qu’elle est sortie de nulle part et qu’elle s’est mise à nouveau à me tournoyer autour de la tête, juste là, tout près des oreilles, pour que j’entende bien distinctement ses saletés de bourdonnement. J’ai bien cru qu’elle allait me rentrer dans l’oreille. J’ai mis mes doigts dans les oreilles, justement, de peur qu’elle s’introduise dans un conduit. Et mes deux mains occupées, elle en profitait pour se poser sur le bout de mon nez, je bougeais frénétiquement la tête, pour parer à ses attaques mais elle était virulente, elle insistait et sans se fatiguer, l’imbécile, sans se fatiguer alors même que moi je suais de trop m’agiter dans tous les sens.
  Evidemment, avec toute mon agitation d’épileptique, j’ai fini par réveiller mon voisin qui n’a même pas ronchonné mais sa haine était bien trop forte pour que je ne la sente pas émaner de son être entier. Je m’en moquais, je m’en moquais.
  J’ai jailli hors de mon lit, j’ai ouvert brusquement la porte, il n’y avait pas de lumière dans le couloir. J’ai cherché à tâtons la porte des toilettes, j’ai allumé la lumière et j’ai attendu haletant bruyamment. Je faisais des allers et venues entre ma chambre et les toilettes éclairées, à l’affût du moindre bourdonnement de mouche mais je n’entendais plus rien. “Satanée bestiole” j’ai laissé échapper d’entre mes dents. J’ai éteints la lumière et j’ai rejoins ma chambre en me cognant dans les murs. L’obscurité était presque totale mais j’ai quand même vu les yeux de mon voisin briller dans le noir.
  Je crois bien que j’ai réussi à m’endormir des heures plus tard. Je crois même n’avoir pas dormi du tout. Je ne sais plus.
  Au réveil, mon voisin avait les traits tirés plus qu’à l’ordinaire. Je lui ai juste jeté un regard en coin. Il était rare que je le regarde de face et si je le faisais, il détournait les yeux pour ne pas croiser mon regard.
  C’est là que je l’ai vue, sur le mur en face de mois, posée comme si de rien n’était, la mouche, la saleté de bestiole qui me torturait depuis des heures. Je me suis extrait des draps en faisant le moins de bruit possible, j’ai glissé sur le sol en me saisissant délicatement de mon livre et j’ai marché sur la pointe des pieds jusqu’à la hauteur du mur. Elle était immobile, comme morte, saleté de mouche, nuisible comme ce n’est pas permis, saleté d’insecte inutile. C’est ce que je me suis à peu près dit en serrant les dents, savourant d’avance ma victoire sur le misérable insecte. J’ai levé le livre au-dessus de ma tête, silencieusement, j’ai retenu mon souffle et vlan, j’ai donné un coup contre le mur, juste là où il y avait la mouche, j’avais visé à la perfection.
  J’ai attendu quelque minutes avant d’enlever le livre, je l’ai serré encore plus contre le mur, comme pour l’enfoncer dans la parois et je souriais méchamment, c’est après que je m’en suis aperçu, que mes lèvres s’étaient tordues d’elles-mêmes.
  Le livre, je l’ai soulevé doucement, tout doucement. Et derrière, contre le mur, il n’y avait rien. Rien ! Pas une seule trace de mouche écrasée, pas même une misérable tache. Rien. Le mur vert pâle, de sa couleur unie était propre, comme neuf. J’ai froncé les sourcils je crois. Ma bouche s’est détendue. Mon seul réflexe a été de me retourner pour regarder en direction de mon voisin, savoir s’il avait tout vu. Evidemment, cet idiot avait détourné les yeux. Mais il avait tout vu, il ne pouvait pas en être autrement mais n’empêche, j’avais voulu vérifier, juste comme ça, au cas où.
  La sonnerie a retenti, c’était l’heure d’aller prendre le petit déjeuner. J’ai encore jeté un rapide coup d’œil au mur, à la pièce entière. Pas de mouche. J’ai attendu que mon voisin sorte de la chambre pour sortir moi aussi.
  Je n’ai rien mangé, je n’avais pas faim, je suis resté assis à regarder mon assiette vide tandis qu’à côté de moi, une bonne femme me demandait lointainement pourquoi je ne mangeais pas. J’ai regardé mes ongles, il y en a un qui était noir ; j’ai pris un couteau pour ôter la saleté ce qui a, semble-t-il, terriblement offensé ma voisine de table qui s’est empressée de détourner le regard en pestant.
  Et je suis retourné dans ma chambre. Mon voisin a attendu que je m’installe sur mon lit pour se glisser dans le sien. Il s’est passé un sacré bout de temps jusqu’à que je me décide à aller me laver, prendre une douche. J’y suis resté une bonne heure. Il n’y a plus eu d’eau chaude. En me peignant, dans le miroir, je l’ai vue, là, tout bêtement, posée sur mon épaule, narquoise. La mouche ! qui semblait me dévisager en se moquant. J’ai frappé mon épaule pour écraser la sale bête, je l’ai entendue s’envoler et virevolter, je l’ai suivie du regard, elle allait bien trop vite, j’ai surgi de derrière les rideaux en la suivant du regard, en levant mon bras pour la suivre, pour tenter de l’écraser. Elle était cent fois plus rapide que moi. Et elle, ça devait bien la faire rire.
  C’est seulement en reprenant mes esprits, en m’arrêtant au milieu de la pièce que j’ai constaté que j’étais nu. Nu comme un vers. Et que mon voisin, encastré dans son lit, il ne détournait pas du tout les yeux, non, il les avait fixes, hypnotisés, posés sur moi, en toute impudeur. Son regard est remonté jusqu’à mon visage, j’ai dû rougir et je suis parti me cacher derrière le rideau. Je serrais ma langue d’horreur et de haine.
  La mouche, j’aurais pu m’y habituer comme je m’étais habitué aux ronflements de mon voisin mais bizarrement, je n’ai pas pu. Au contraire, je me mettais de plus en plus en colère après elle. Je ne me faisais pas à l’idée que cette mouche me poursuivait en se moquant et qu’elle m’empêchait de vivre avec ses bzz bzz lancinants. C’était insupportable. Je n’entendais que ça, plus que ça, comme si les seuls bruits existants étaient le bourdonnement de cette saleté de bestiole et que le reste n’existait plus.
  Mon voisin, je l’ai déjà dit et redit, je le détestais. Hors de toute raison. Hors de toute possibilité. Mais là, j’avoue, j’étais tellement à bout que je l’ai regardé. “Elle te gêne pas toi, ou quoi ?” j’ai gueulé à son attention en serrant les poings parce que là, m’adresser à lui, c’était comme donner un coup de poignard dans mon amour propre. Ce salaud ne m’a pas répondu. Ce salaud n’a rien dit, il a juste détourné les yeux en direction de la fenêtre close et a raclé sa gorge. “Salaud” je lui ai dit en me dirigeant vers mon lit.
  Impossible de lire. Impossible de réfléchir. Impossible de faire quoi que ce soit. Même lorsque je me lavais les mains, je traquais la bestiole de mon regard furieux. Je ne faisais que chercher un point noir dans la chambre, un point noir, tout velu, avec des yeux énormes, des petites ailes stupides, la saleté de mouche.
  Evidemment elle se cachait et moi, je me demandais bien où elle pouvait se cacher. Sur le mur uni, je l’aurais vue or, elle n’y était pas du tout. J’ai bougé ma table de chevet, je l’ai soulevée, je l’ai remuée. Dedans il y avait un crayon qui est tombé et qui a roulé sur le sol. J’ai arraché le tiroir, je l’ai secoué, il n’y avait rien, il n’y avait pas de mouche, rien de rien.
  Je me suis jeté sur mon lit, j’ai enlevé les draps, je les ai secoués, je les ai faits tomber. J’ai agrippé le matelas et lui aussi je l’ai secoué puis je l’ai aussi mis par terre. Le lit, je l’ai détaillé dans ses moindres recoins. Il n’y avait toujours rien.
  C’est là que j’ai porté un regard en direction de mon voisin qui fit encore mine de détourner ses yeux veineux et laids. Je me suis approché de sa table de chevet, je l’ai soulevée au-dessus du sol, il y a tout un tas de bazar qui en est tombé, je ne sais pas trop quoi, des papiers, des feuilles, des dessins, des crayons de couleur, des bonbons etc. etc. J’ai engouffré ma tête dans le tiroir, il était lui aussi plein à craquer, j’ai tout vidé sur le sol. “Là-dedans, normal, elle peut se cacher facilement” j’ai craché pour moi-même.
  En relevant la tête, j’ai vu que son lit était vide, j’ai regardé en direction de la porte, il était dans l’encadrement, accompagné d’un infirmier et ils étaient tous les deux là, à me dévisager. Depuis combien de temps étaient-ils là, à me regarder béatement comme ça ?
  “C’est cette bête mouche”, j’ai bafouillé sans réfléchir. L’infirmier a embrassé la pièce du regard avant de plonger ses yeux dans les miens. “Elle s’est cachée” j’ai ajouté en regrettant aussitôt d’avoir dit une telle chose.
  La mouche, je ne l’ai plus vue ni entendue de la journée. Je pensais à une victoire. Je pensais l’avoir fait fuir et j’étais plutôt satisfait. Le soir, j’ai bien mangé, tout heureux que j’étais.
  Mais la nuit venue, les lumières éteintes, les rideaux tirés, de nouveau, je l’ai entendue et ce bzz bzz était comme un glas affreux, qui cognait dans ma tête. Même quand il me semblait ne plus être là, même si je ne voyais plus la mouche, j’entendais encore le bourdonnement qui revenait, en refrain entêtant, en refrain de damnés. Et lorsque je ne l’entendais plus, j’attendais en grimaçant le retour de cet affreux bourdonnement qui me poursuivait sans répit.
  Je me suis mis debout dans le lit, j’ai plissé les yeux pour écouter, pour suivre aveuglément le cheminement de la bestiole. Dès que je ne l’ai plus entendue, j’en ai déduit que la mouche, eh bien, qu’elle s’était posée quelque part alors d’un bond, j’ai sauté à l’autre bout de la pièce, j’ai allumé d’un coup la lumière et j’ai fouillé la pièce de mon regard nerveux. Elle était là, posée sur un rideau, des rideaux vert pâle, tout comme les murs. Je n’ai même pas essayé d’être silencieux, j’ai sauté, me suis suspendu aux rideaux ; ils ont cédé, je suis tombé et les rideaux m’ont recouvert.
  Ç’a dû faire un raffut pas possible parce que lorsque j’ai sorti ma tête des rideaux, il y avait tout un tas de gens en pyjama à la porte qui me regardaient bizarrement. Une infirmière de garde s’est frayée un passage dans la masse et est venue vers moi.

  C’est ensuite, à partir de ce moment là, qu’on m’a transféré dans une autre chambre, tout seul, au deuxième étage du pavillon H, dans une chambre aux murs jaune pâle et aux rideaux jaune pâle avec une fenêtre qui ne s’ouvre pas. Une chambre juste pour moi, sans voisin exécrable, sans rasoir rouillé sur le lavabo. Pour le coup, j’ai aussi perdu la douche et la table de chevet. Il n’y en avait pas dans ma nouvelle chambre. Plus de ronflement non plus, plus d’horrible dessin placardé en face de moi, c’était juste très agréable.
   La tranquillité a duré une pleine semaine. Parce qu’ensuite, après une semaine savoureuse, la mouche, elle était de nouveau là. C’était terrible. J’étais debout devant la fenêtre, les yeux dans le vague, je ne regardais pas vraiment dehors ; en fait, je ne regardais rien, j’étais juste comme ça. Et sur la vitre, je ne l’avais pas vue, juste à la hauteur de mon regard, à quelques centimètres de mon visage, tranquillement, la bestiole était en train de roupiller, sans ciller, comme si je n’étais pas là. J’ai donné un coup de poing de la vitre, la mouche a eu le temps d’esquiver le coup et s’est envolée rapidement, dans un bruit d’enfer. La vitre, je l’ai un peu fendillée je crois, mais rien de bien grave.
  J’ai poursuivi l’affreuse mouche en courant d’un endroit à l’autre, le poing resserré frénétiquement, levé droit devant et cognant partout où la mouche se posait. Je ne l’atteignais jamais. Elle était trop vive et plus agile que je ne le serais jamais. J’étais dépité de ne pas être capable d’autant de vélocité. Et lorsque je cognais là où je la voyais, le temps que mon poing atteigne la cible, elle s’était déjà posée à un autre endroit de la pièce, à un endroit totalement opposé.
  J’ai commencé à lui lancer mes chaussures. Ça devait bien la faire rire. Elle devait bien se marrer de me voir m’agiter de la sorte sans même que je lui froisse une aile. Et cette idée là me rendait fou de fureur.
  Mon poing était en sang et ça, je ne l’ai remarqué qu’après m’être assagi. J’ai fait appelé une infirmière. Elle a ouvert grand les yeux en voyant mon poing tout sanguinolent. “Il s’est passé quoi ?” elle m’a demandé en m’examinant. “C’est qu’elle revient m’embêter” j’ai répondu en lançant des regards à droite et à gauche. Plus aucun bourdonnement. Plus aucune nuisance sonore. Juste un mal de crâne croissant. L’infirmière a vu des traces de sang accompagnées de traces noires et profondes de chaussure sur le mur puis elle a vu la vitre fendillée. Elle n’a plus rien demandé d’autre.
  On m’a soigné, on m’a mis un bandage et tout ça. C’est à ce moment-là que j’ai senti la douleur qui tiraillait mon bras entier. On m’a donné de quoi calmer l’horrible douleur mais en réalité, ça ne calmait rien du tout. Ça, je l’ai dit au médecin, mais il m’a dit que c’était amplement suffisant, que c’était même légèrement trop. Je lui ai parlé d’un mal de crâne affreux que j’avais depuis quelques jours et qui s’était justement remis à me lancer. Je lui ai parlé des bourdonnements dans mon crâne. Il n’a rien dit de spécial. Il n’a même rien fait de spécial. Je lui ai même parlé de la mouche qui me faisait tant souffrir, qui causait mon mal de crâne. Je lui ai dit que c’était terrible quand même, de ce que je ne puisse même pas ouvrir ma fenêtre pour la faire partir. Il n’a rien dit ni fait non plus.
  Juste, on m’a attaché à un lit et on m’a laissé là. Et la mouche, tout à son aise, revenait incessamment, imperturbablement se poser sur le bout de mon nez, exprès pour me narguer, sans même que je sois capable de la chasser au loin. Non, là, elle profitait, elle prenait ses aises, elle allait même jusqu’à se poser sur mes sourcils. Ses ailes bruissaient d’une façon toute différente, comme si le bourdonnement s’était amplifié. J’agitais ma tête pour l’éloigner de moi, au moins un peu alors elle faisait un bond, volait un peu au-dessus de ma tête, attendait que je n’aie plus de force et revenait tranquillement se poser sur mon nez, me chatouiller les narines.
  Et ce manège n’a plus du tout cessé. Je lui criais de dégager, de s’en aller, de s’en aller loin de moi, de me laisser. Il n’y avait plus du tout de répit. Elle était là, constamment avec moi, posée sur mon nez lorsque j’étais éveillé et sur mes paupières closes lorsque je tentais de dormir. Elle frôlait ma peau de son minuscule corps d’insecte ridicule et bourdonnait comme bourdonne mille mouches ensemble. Elle s’insinuait parfois dans les plis de mes vêtements, s’insinuait sous les vêtements, frôlait mon corps, chatouillait mon corps, et moi, je bondissais, attaché que j’étais, je soulevais mon corps de quelques centimètres, le secouait tout ce qui était possible de le secouer et je retombais mollement, espérant l’écraser de mon poids. En vérité, je ne réussissais jamais à l’écraser, elle avait dû comprendre ; alors elle n’allait jamais se poser sous mon corps.
  A un moment, je ne l’ai plus vue mais n’empêche je l’ai encore entendue. Il fallait être sourd pour ne pas l’entendre. Je parie qu’on pouvait encore l’entendre même en étant à cent kilomètres d’elle. Elle était comme invisible, je l’entendais voler au-dessus de ma tête mais je ne la voyais plus du tout. C’était tout simplement hallucinant. Je faisais des efforts insensés pour soulever ma tête, je tordais mon corps, je faisais des contorsions terribles pour fouiller la pièce du regard. Il n’y avait rien, je ne voyais rien du tout.
  Ensuite, ç’a été bien pire. Dans ma tête. Elle s’était comme insinuée dans ma tête et la vérité, c’est qu’elle avait dû s’insinuer quelque part, je ne sais pas, par une oreille, pour me posséder entièrement. Là, je l’entendais tout le temps. Pas une seule seconde sans bzz bzz insistants, agressifs. Tout le temps, ce son parasite, tout le temps, sans arrêt et, pire que tout, impossible de s’y habituer. On s’habitue aux bruits réguliers et monotones. Mais là, bizarrement, comme un fait exprès, le bourdonnement, en aucun cas, n’était régulier. Au contraire, il oscillait ; était fort, puis moins fort, puis reprenait de plus belle etc.
  Dans ma tête, cette saleté de mouche qui bourdonne, qui bourdonne, tournoie, cogne contre les parois de mon crâne. Impossible de la déloger de là – je le sais. Et moi, ma tête, il est inutile que je cherche à la cogner contre le bord du mur. Je suis attaché d’une telle façon que je ne peux pas du tout atteindre un quelconque bord, un quelconque recoin ; je ne peux même pas atteindre le mur. Et même, c’est inutile, cogner ma tête serait inutile – je le sais.
  Une mouche. Enorme. Sans rire. Grosse comme un poing, énorme, qui fait autant de bruit qu’un escadron de bombardiers, qui se lance à l’intérieur de mon crâne, cogne et cogne encore, volette de-ci de-là et repart furieusement, en décrivant des cercles dans ma tête en faisant un raffut pas possible, pas possible.
  J’avais beau redressé mon corps, le secouer dans tous les sens, le tordre et le tordre encore, le bruit ne cessait pas.
  Et même, il n’a plus jamais cessé.

 


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