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LA PETITE SOEUR [début]
 
Juillet - novembre 2006
Nombre de pages Word, corps 10 : 10
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Je suis las et fatigué.
   Tu te souviens, Simon, des soirées qu’on passait, tu t’en souviens où pas ? De tout ce qu’on a pu rire, de tout ce qu’on a pu plaisanter et de tout ce qu’on a pu pleurer. De notre amitié qu’on disait inébranlable. Dis-moi que tu t’en souviens. Moi, je m’en souviens comme si c’était hier, je me souviens de tout et en détail. Je me souviens de notre appartement, du mobilier, je me souviens de la disposition de chaque objet, je me souviens de ce tableau que je trouvais si laid, là, juste au-dessus de la petite table en bois qui ne tenait même pas debout. Je me souviens de toutes les méchancetés que j’avais pu dire à propos de ce tableau et qui te blessaient tant – et je n’ai jamais su pourquoi ça te blessait tant. Et ça, toutes ces méchancetés que j’ai pu dire, ça remonte dans mon crâne comme un poison et ça cogne et ça cogne et ça cogne. Par pitié, dis-moi que tu t’en souviens…
  L’appartement, le salon, la couleur sale des murs, je m’en souviens. Les lattes du plancher qui pourrissaient, je m’en souviens. Je me souviens des endroits où il y avait des trous, des endroits où il y avait des bosses – je me souviens de tout, de tout, avec une précision pathologique et vertigineuse ; et les impressions que j’avais de cette époque vrillent dans mon cœur d’une façon des plus détestables. Parce que chaque détail qui me remonte en mémoire m’arrache un soupir, chaque minuscule détail, le plus infime, le plus insignifiant m’arrache un sanglot de douleur. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu que ça se termine comme ça ? Pourquoi ? Et pourquoi, encore aujourd’hui, pourquoi est-ce que j’en souffre encore et pourquoi chaque souvenir revient, avec encore plus d’insistance et pourquoi est-ce que ça m’assassine autant ? Pourquoi ? Tu le sais, toi ? Et, au moins, est-ce que tu t’en souviens ? Peut-être bien que tu as tout oublié et peut-être bien que je n’existe même plus pour toi – cette simple idée soulève une nausée terrible dans mon corps tout entier.
  Pourquoi a-t-il fallu que ça se termine comme ça ? N’y avait-il pas d’autres issues ou quoi ? Est-ce normal, ça, que tout se termine constamment dans une débauche de larmes et de cris ? Et ça, c’est rien, c’est juste une constatation que j’ai faite sur ma vie en général. C’est pas du fatalisme, je le jure ; je le répète : une simple constatation, une simple constatation, rien de plus.
  Dis, tu t’en souviens, de ma petite sœur ? Elle se souvient de toi. Je sais qu’elle se souvient de toi parce que encore, elle me parle de toi, des larmes dans les yeux. Elle n’en parle pas directement, pas directement, juste, elle esquisse un peu le sujet, de loin en loin, sans trop oser et moi je l’écoute et ses yeux se mettent à rougir terriblement et là, elle peut plus continuer, elle se tait, elle change de sujet, de conversation, elle détourne les yeux et moi, ça me fait comme mille piques dans le cœur tant ça soulève de souvenirs.
  Elle avait cinq ans à l’époque, mais plus tard, de nombreuses fois, elle me l’a dit, elle se souvient de tout. Voilà, je répète, elle a dit : “je me souviens de tout” avec une tonalité de voix tout à fait particulière, un peu vacillante, tremblante, pas du tout sûre d’elle-même. Elle a attendu des heures et des heures en triturant ses doigts et moi, j’avais bien vu qu’elle voulait me parler, me dire quelque chose. Et voilà, après des heures et des heures de torture mentale, elle s’était forcée et elle l’avait dit, ce qui la tracassait tant. “Je me souviens de tout.” Elle me l’a juste jeté à la figure en chuchotant, elle a laissé échappé sa phrase ; et peut-être bien, je crois, cette phrase ridicule de rien du tout, je crois bien, ça faisait des années qu’elle voulait la dire. Et j’en suis certain, cette phrase, c’est pas du tout à moi qu’elle voulait la jeter, mais à toi, oui, à toi. Mais dis-moi, comment elle aurait pu, hein ? Après ça, elle s’est levée et s’est éloignée de moi, elle n’arrivait même plus à marcher correctement ; elle avait dû me dire quelque chose qui l’avait tant torturé que, libérée d’un seule coup d’un poids, sous le choc de quelque chose de trop puissant pour elle, elle n’avait pas eu d’autre solution que de partir se cacher dans l’ombre. Moi, rien, j’ai senti mon cœur se tordre, j’ai eu une foule de réminiscences en raz-de-marée devant les yeux et moi aussi, j’ai senti ma gorge se crisper, quelque chose d’affreux.
  Elle a vingt ans maintenant. Elle est belle comme tout. Ses traits se sont affinés. Et puis, toi, depuis 15 ans que tu ne l’as pas vue… Tu ne la reconnaîtrais plus, c’est normal après tout. Mais elle est belle, elle est belle à tomber par terre, je t’assure. Et moi, depuis 15 ans que je ne t’ai pas vu… Si je te croisais dans la rue, est-ce que je te reconnaîtrais ? Cette question, je me la pose souvent. Et aussi, toi, si tu me croisais, est-ce que tu me reconnaîtrais ? Ces questions bêtes, je me les pose comme malgré moi. Elles viennent à moi sans que je le veuille. Peut-être bien que tu ne sais même plus qui je suis… peut-être. Je ne préfère même pas avoir de réponse ; je crois bien que je veux tout savoir et que je ne veux rien savoir.
  Pauvre petite sœur ! Je la plains encore aujourd’hui. Ce n’est pas de la pitié que j’ai pour elle, c’est autre chose – de l’amour fraternel ? Qu’en sais-je. Mais je sais ses souffrances et je sais tout et même si elle se tait, je sais tout. Et ça, cette simple idée, je crois que ça la dérange pas mal parce qu’elle n’aime pas ça, que moi je sache tout de ce qu’elle ressent. Cette idée, je le crois, je le devine, lui est comme qui dirait vraiment trop insupportable et c’est peut-être pour ça qu’elle a si honte devant moi, qu’elle se cache constamment, qu’elle met ses cheveux devant ses yeux pour ne pas soutenir son regard. En même temps, je crois que ça lui plait, que je devine ses tortures mentales sans qu’elle ait à le dire.
  Souvent, elle vient vers moi et moi, je sais qu’elle a envie de parler, je le sais au plus profond de moi-même et parfaitement, je sais de quoi elle veut me parler – de toi, bien sûr. Je le sais, je le devine et puis, comment dire, c’est comme trop flagrant, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Là, elle se met à rougir terriblement, à bafouiller, à se sentir toute bête et on voit bien, derrière son visage, qu’elle a une envie folle de parler et qu’elle ne peut comme pas du tout se retenir – mais n’empêche, elle se retient et c’est fou tous les efforts que ça doit lui demander. Moi, je ne dis rien, j’essaie d’éviter son regard pour ne pas l’effrayer et je ne la force en rien ; si elle a quelque chose à dire, elle le dirait et puis c’est tout.
  N’empêche, tout ce qu’il doit y avoir derrière ses grands yeux… Tout un tas de choses, un tas de choses, trop pour elle, je pense, trop pour une seule personne – surtout elle… Tu te souviens ou pas ? Quand elle avait cinq ans ? Elle était si peureuse, apeurée par tout et n’importe quoi, toute craintive, toute timide, toute petite, toute fragile. On aurait pu l’écraser d’un seul souffle. Tu le savais ça, mais toi, quand même, tu la taquinais un peu et même si c’était pour rire, elle, je crois, elle le prenait très sérieusement. Bien sûr, je n’en sais rien, je ne fais que des déductions, je ne lui ai jamais posé la question et je ne lui poserai jamais de question. Si elle veut me dire quelque chose, j’attends qu’elle le fasse d’elle-même. Eh bien aujourd’hui, crois-le ou non, j’ai l’impression de voir la même petite, toute craintive, apeurée par le moindre bruit extérieur, qui sursaute dès que le vent souffle et qui tressaille de tout son être lorsque le tonnerre tonne. On dirait qu’elle n’a pas changé en quinze ans ; les mêmes tics, les mêmes peurs, les mêmes obsessions. Est-ce possible, ça, que ça perdure pendant tant d’années ? Est-ce possible que les gens changent si peu ? Qu’ils restent ce qu’ils étaient en étant petit ? Non… Non… Comme ça, on dirait que je retombe encore dans une espèce de fatalisme ; encore une fois, j’insiste, non, pas du tout. Une simple constatation. Rien d’autre.
  Tu t’en souviens ? Dis-moi que oui, dis-moi que oui… La première fois qu’elle t’a vu, je crois qu’elle en a gardé un souvenir impérissable, d’une troublante clarté. Pourtant, à cet âge-là, à cinq ans, on croirait que les enfants ne comprennent pas, ne se souviennent de rien du tout – mais c’est faux ! C’est faux ! Je ne me souviens pas de mes cinq ans. Je ne me souviens de rien de cette époque, je ne me souviens même pas d’une émotion vécue, de rien du tout. Mais elle, on dirait, elle se souvient de ses cinq ans plus que de ses dix-huit ans. C’est quand même étonnant… Elle se souvient très bien de la première fois qu’elle t’a vu, c’est elle qui me l’a raconté, moi, je ne m’en souviens plus du tout (ou alors très peu, très peu), de cette soirée-là.
  Tu était venu chez moi, on devait sortir, je ne sais pas quoi, avec d’autres personnes, des étudiants, des gens dont les noms m’ont échappés – des gens sans importance. Tu étais venu en avance chez moi et on devait partir ensemble, elle m’a dit qu’elle se souvient, que c’était un jeudi soir, qu’elle était alors dans sa chambre, assise sur son petit lit avec des draps bleus, elle se souvient que je l’ai appelée à travers la porte, que je lui ai dit “viens par là, viens, je vais te présenter, viens voir Simon.” Sérieusement, je ne sais pas si c’est ça que j’ai dit ; mais elle, elle me jure sur son honneur que c’est ce que j’ai dit au mot près. Elle se souvient qu’elle a eu un peu peur de voir quelqu’un, qu’elle a hésité, qu’elle a sauté de son lit et qu’elle a fait quelques pas en direction de la porte, elle se souvient qu’elle a attendu que j’insiste encore plus pour sortir de sa chambre. Elle se souvient que tu étais assis dans le fauteuil, tout juste face à elle, que tu t’y tenais les jambes croisées et que tu portais une espèce de vieille chemise noire (elle m’a même fait une description précise de tes vêtements). Elle se souvient que tes bras étaient étalés de tout leur long sur les accoudoirs et que tu l’as regardée en faisant un petit sourire en coin et que rien que ça, ça l’avait fait rougir, qu’elle avait senti une chaleur pas croyable sur ses joues. Elle se souvient que tu t’es assis de manière un peu plus décente et que tu lui as dit “bonjour, petite” et que tu as ri et qu’ensuite, tu m’as regardé moi. Ça, je ne sais pas comment elle peut s’en souvenir. Et moi qui me souviens de tellement de choses, de tellement de détails, je ne me souviens pas du tout de ça, de tout ça, de tout ce qu’elle m’a raconté des années plus tard avec une précision qui dépassait l’entendement.
  Et c’est là qu’elle est tombée amoureuse de toi. Tu l’as vu, ça, toi ? Tu l’as senti venir ou quoi ? Non, j’en doute ; parce que moi non plus je n’ai rien vu venir, rien du tout et jamais je n’aurais pu penser une telle chose.


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