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UNE SOMME MISERABLE [complet]
 
Octobre 2005
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 Que faire ? Que faire ? Et que dire ? C’est stupide, tout ça, après tout et je sais que c’est stupide, stupide, même pas digne d’un tout petit gamin de quatre ans, même pas alors c’est dire que c’est stupide, aha, je devrais peut-être même en rire, c’est stupide. Et si c’est tellement stupide alors pourquoi est-ce que je ne fais rien pour changer cette chose stupide ? Hein ? Pourquoi ? Ahah, si je le savais, si je le savais !
  Bon, je m’en fais pas, parce que je sais que je ne suis pas le seul à agir de la sorte, que je ne suis pas le seul à faire des choses stupides, en sachant qu’elles sont stupides et en continuant de les faire, ces choses, avec la conscience accrue. Je ne suis pas le seul parce que, je crois, le monde entier il agit ainsi. Bon, alors, quoi, est-ce que c’est une raison, ça ?
  Pas du tout. Je le sais, héhé. Quelle mesquinerie, je sais.
  Mais pas de divagation. Je suis stupide, zut, c’est vrai, ça, que je suis stupide. Bon, en réalité, au fond, je ne me trouve pas stupide mais je pense être un monument d’intelligence et ça, j’en suis intimement persuadé, je le jure. C’est terrible de penser ça, non ? Je sais, je sais !
  Que faire ? Que faire ? Toute cette torture mentale pour une chose insignifiante, je le sais, je le sais – n’empêche, j’ai beau le savoir, la torture mentale, elle est quand même là, par je ne sais quel fait extraordinaire. Quelle chose insignifiante, héhé !
  Et pour quoi ? Pour une somme misérable ! C’est à cause de cette somme misérable que la torture mentale m’assaille et me rend aussi… stupide ! Hihi ! C’est a-mu-sant ! Non, non, pas du tout amusant, une somme misérable me fait littéralement perdre l’esprit alors quoi, non, pas du tout, ce n’est pas du tout amusant !
  Un jour, un ami plus ou moins ami voulait boire un café et il était avec moi et lui, il me demande cette somme misérable pour boire un café et moi, sans hésiter, sans même réfléchir, par gentillesse, je lui sors une somme misérable et je la lui tends, comme ça et lui, j’espérais, il se mettrait à me remercier en pleurant, qu’il serait redevable et qu’il deviendrait non pas un ami plus ou moins ami mais un ami tout court, héhé. Parce que bon, moi, il ne le savait pas et je ne lui ai pas dit, dans mes poches, je n’avais rien d’autre que cette somme misérable.
  Lui, non, il prend la somme misérable et il s’achète un café et il le savoure comme ça, devant moi, sans même m’en proposer et moi, intérieurement, je me dis que c’est comme trop indécent.
  — Je te rendrai tout sous peu, qu’il me dit.
  — Ne t’en fais pas, ne t’en fais pas, je réponds, ce n’est pas pressé.
  Cette réplique, ça s’appelle un mensonge. La somme, aussi misérable soit-elle, j’en avais besoin, et le soir même parce que moi, de l’argent, j’en ai pas du tout alors une somme misérable devient automatiquement une somme indispensable. Mais j’avais menti et ça, je ne sais pas pourquoi – c’est stupide !
  Avec ses dents noircies de café, mon ami plus ou moins ami s’est rapidement éclipsé et m’a laissé sans le sou, et moi, je suis resté assis à le regarder s’éloigner.
  Le soir même, je ne mangeai pas et le lendemain, j’allai à sa rencontre tout innocemment, la bouche en cœur et les yeux un peu levés, tout comme ça en espérant qu’il me tendrait lui-même la somme misérable que je lui avais prêtée. Mais il n’en était pas question et lui, il a pas du tout abordé le sujet et moi, ça me rendait fou, qu’il n’en parle pas, même pas de loin, bouh. Moi, j’ai même pas essayé d’envoyer des sous-entendus douteux tellement j’avais la frousse. Mais la frousse de quoi ? – aucune idée.
  Oui, oui, la frousse de quoi ? De quoi ? Mais mon dieu, ça, je suis incapable de le dire alors cette question amorce une nouvelle torture mentale etc. etc. et c’est sans fin ! Et est-ce de ma faute ? Hein ? Lui, pourquoi il me tend pas tout naturellement la somme qu’il me doit ? Moui, je n’ai pas à m’en faire, c’est lui et lui seul le fautif alors qu’est-ce qui fait que c’est moi qui me torture alors que ce devrait être lui qui devrait être rongé par la torture mentale, par sa dette, hein, n’est-ce pas ?
  Je m’ennuie, je crève d’ennui alors c’est pour ça que je veux récupérer cette misérable somme ou quoi ? Non, non, pas du tout ! Moi, cette misérable somme, j’en ai besoin – et plus que n’importe qui, je peux l’affirmer ! Et aussi, un peu, mais juste un tout petit peu, je l’avoue, c’est aussi parce que je crève d’ennui…
  Je me lève le matin et je me ronge de ne toujours pas être allé vers lui pour lui demander, en bonne et due forme, la misérable somme ; c’est ma première pensée, je me traite d’idiot et je me dis que je vais aller le voir, avec les yeux noirs et que je serais sans pitié, que je réclamerai la somme et que j’en viendrai aux mains s’il refuse.
  Et lui ? Si ça le fait rire ? Hein, ça aussi j’y pense. Si ça le fait rire que moi je vienne, avec mes yeux noirs et ma bouche tordue pour lui réclamer une somme misérable. Comme si je venais lui réclamer un café, oui, mais c’est idiot. Ça le fera rire, c’est sûr ! Et moi, je n’aurais pas d’autre solution que de m’enfuir, c’est assez ridicule, je l’avoue. C’est pas comme si je lui avais prêté mon âme, non, c’est trop différent, je ne peux pas avoir le droit de me plaindre et de réclamer une dette aussi ridicule.
  Bon, n’empêche, moi, j’en ai besoin, de cette somme misérable. Alors… que faire ?
  Je prépare des discours mordants, je m’imagine aller vers lui et me saisir de ses poignets, le faire tomber, le mettre au sol et lui extirper de force la somme misérable puis je m’en vais, j’époussette mes épaules, avec la somme en poche et je mange à ma faim, ensuite – enfin, presque à ma faim.
  Ahah, c’est bien joli tout ça, ça me plaît d’imaginer de telles choses mais moi, en réalité, j’en suis purement et simplement incapable ! Pourtant, j’imagine tout clairement et je sens presque la chaleur moite de ses poignets entre mes doigts, oui-oui. Mais en réalité, je le sais, je vais aller vers lui, me mettre à bafouiller bêtement et lui, il sera dédaigneux et il s’en ira sans même me rendre la somme misérable qu’il me doit.
  Outrecuidant, fier comme personne, méchant, mesquin comme un vieillard radin, ouais et pas même le courage de réclamer une somme misérable ? Qu’est-ce qui fait que ce que je suis et ce que je montre est différent ? Qu’est-ce qui fait qu’il y ait un tel gouffre entre les deux ? Hein ? Et qu’est-ce qui fait que moi le premier, moi, je ne le sais pas du tout ? Qu’est-ce qui fait que ce gouffre existe ? Qu’est-ce qui fait que je ne le comble pas ce gouffre, que je n’en sois pas capable ? Qu’est-ce qui fait que j’en ai conscience et que pourtant, je ne le comble pas du tout, hein ? Hein ? Moi, ces questions, eh bien ça me rend fou.
  Qu’est-ce qui fait qu’il y ait tant de distance entre ce que je pense et la manière dont j’agis ? Qu’est-ce qui fait que je ne me reconnais pas du tout lorsque j’agis ?
  Et est-ce que c’est pour tout le monde pareil ? Certainement, je le sais, alors qu’est-ce qui fait que je me sens tant supérieur aux autres alors que je ne vaux pas mieux qu’eux tous réunis, peut-être ? Le monde aussi, je suis sûr, il se pose ces milles questions et avant moi, même dans l’antiquité, ils devaient se les poser, ces stupides questions stupides !
  Qu’est-ce qui fait que intérieurement, le plus profondément, qu’est-ce qui fait que je suis outrecuidant, fier et qu’est-ce qui fait qu’en dehors, lorsque je parle, que j’agis, qu’est-ce qui fait que je suis si soumis, si peureux ? Et cette dualité, je le sais, elle est en chacun alors qu’est-ce qui me fait penser que moi seul en suis atteint alors que je sais pertinemment que c’est le contraire, que le monde entier est oppressé par cette maladie ? Hein ? Et que c’est pour cette raison, cette dualité terrible que les gens au bout d’un moment, ils commencent à devenir fous, fous, jusqu’à en être enfermés. Il y en a, je le sais, ils sont même pas conscients de cette dualité parce que ça les effraie, ça leur fait trop peur, c’est la sale bête qui est tapie qui leur fait peur, et eux, ils en veulent pas du tout, ils peuvent pas imaginer avoir une sale bête noire tapie en eux et voilà, ils la cachent, le plus profondément possible.
  Moi, je sais qu’elle est là et je vis avec elle mais surtout, je me bats avec elle parce qu’elle m’énerve cette sale bête noire, moi, j’ai juste envie de lui dire de s’en aller et voilà – tout. Bon, bon. Est-ce que ça fera une différence, une fois qu’elle sera partie ? Est-ce qu’enfin, est-ce qu’enfin l’intérieur et l’extérieur seront réconciliés ?
  Héhé, amusant, on sait tous (et moi le premier) qu’elle ne partira pas, héhé alors à quoi bon ?
  Mais c’est terrible, tout ça, terrible !
  En plus, j’ai menti, j’ai menti ! La somme misérable, j’en ai pas besoin du tout ! J’ai menti et c’était même pas par amour propre sinon j’aurais pas inventé ça, que j’étais pauvre. Mais peut-être que là aussi je mens, qui sait ? Mensonges ou pas, j’en sais plus rien moi, j’en sais pas plus que vous, je l’avoue. C’est stupide tout ça, non ? Mais je sais, je sais.
  Je suis insatisfait, insatisfait de tout et de tout le monde et par-dessus tout, je suis insatisfait de moi, de moi-même, de ma vie, de ce que je fais, de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. Jamais content, ouais, c’est bien moi, juste une saleté de gamin contrarié, jamais satisfait, ouais, c’est bien moi et ça, ça me hérisse les poils tellement ça m’agace d’être ainsi, ouais, ouais.
  Je dois pas supporter ce que je suis, c’est quand même étrange une idée pareille et je suis sûr que je suis pas le seul à penser une telle chose. Moi, au moins, c’est déjà pas mal, moi, je le reconnais et même, je reconnais ma bête noire qui me harcèle et qui rugit, qui rugit de plus en plus fort.
  Alors, qu’est-ce que je dois faire, moi ? Et qu’est-ce que je dois penser ? Je vais le voir ? Allez, je marche, je vais le voir, je marche pas, je vais pas le voir, j’y vais, je n’y vais pas… C’est que j’ai peur moi, j’ai bien trop peur. Bon, peut-être, la solution, c’est d’attendre qu’il vienne à moi, sans rien faire d’autre, qu’il vienne à moi avec la main tendue et avec la somme misérable à l’intérieur. Ouais ! C’est à lui de venir, c’est pas à moi de lui réclamer, non, non ! C’est pas normal tout ça, il devrait y penser tout seul et même, il devrait être reconnaissant – j’ai raison ou quoi ?
  Bon, après, je l’ai croisé dans la rue. Et lui, l’air de rien, de loin, il m’a sourit et il a agité son bras au-dessus de la tête pour me dire mon bonjour et moi, je l’ai trouvé comme très hypocrite, mais alors comme pas permis et j’ai trouvé son bras agité comme très impoli parce que moi, tandis que je crève la faim, lui, il agite son bras bien gras, pour me montrer qu’il a bien mangé, qu’il est bien repu. Et moi, je le regarde de loin, avec haine, les dents serrées, prêtes à exploser et je rumine, je me dis qu’il est bien mauvais de me faire tant languir.
  Je ne crève pas la faim, c’est pas si vrai. C’est surtout l’amour propre qui me pousse à récupérer cette somme. Je pense ça tout comme ça, littéralement, au mot près mais en vrai, si j’avais de l’amour propre, je me serais approché de lui et j’aurais exigé ma somme misérable et sans rougir ; ça, c’est de l’amour propre. Au lieu de ça, j’ai répondu à son bras en l’air par un sourire crispé et un mouvement de tête et… rien d’autre. C’est la bête noire, encore, qui prend le dessus – saleté de bête, je m’en vais te l’écrabouiller. Non, non, je ne peux pas, je ne peux pas l’écrabouiller parce que c’est comme si je m’écarbouillais moi-même. Non, non ! Que tout est diablement compliqué !
  Pourtant, moi, ce que je désire, c’est pourtant très simple. Ma somme misérable, ma somme misérable et rien d’autre. Bon, mon ami plus ou moins ami, après avoir agité son bras, il est reparti, comme si de rien n’était ! Est-ce possible ? Et s’il l’avait fait exprès, pour m’éviter ? Car lui, il sait qu’il a une dette, il le sait parfaitement.  Alors quoi ? Pourquoi il est pas venu me voir pour me la rendre ? Est-ce que moi je vais devoir attendre plus longtemps et crever la faim encre plus longtemps ?
  Non ! Non ! Je dois arrêter avec cette histoire de crever la faim qui n’est qu’un sale petit mensonge mesquin ! Lui, l’ami plus ou moins ami, il a fait exprès de s’en aller, de pas venir, exprès pour pas rendre la somme misérable parce que ça se trouve, lui il trouve ça très humiliant. Bah ! Bah ! Pourtant, s’il venait, je lui baiserais les doigts et ce serait moi qui serais humilié alors quoi, pourquoi il vient pas ?
  Alors, va encore falloir attendre, attendre encore, à me ronger les ongles jusqu’à plus faim et à me battre avec ma saleté de bête noire qui ricane bien, je crois. Héhé, ça devrait aussi me faire ricaner mais – Non ! Non, c’est assez désormais ! J’ai besoin de cette somme misérable. J’en ai besoin pour pouvoir m’estimer proprement sinon, je crois, je vais finir par me considérer comme un insecte.
  Je me considère déjà comme un insecte mais là n’est pas la question. La torture mentale, c’est clair oui ou non ? Mais non ! Mais oui ! Bah, je ne sais pas ! Il me faut, il me la faut cette somme misérable sinon, je vais finir par tuer le monde, tout ce qui m’entoure, c’est sûr.
  Et s’il avait oublié ? Alors… alors ce serait terrible parce que dans ce cas-là, il ne peut plus du tout se présenter à moi et c’est moi qui devrais aller à lui et là… non, trop la frousse... la frousse. Pourtant, moi, intérieurement, je suis courageux comme pas deux, je peux conquérir le monde entier et le serrer dans mon poing en grimaçant méchamment. Et là, c’est encore le gouffre avec la bête noire dedans. Héhé, c’est amusant, quand même.
  Je me ronge, je me ronge, je me ronge, je vais finir par devenir fou, ça se trouve. A moins que je ne sois déjà fou mais là, ce serait encore plus terrible, je crois. Non ! Je mens ! Je ne crois rien et pire, je ne sais rien ! Mais que tout est affreux, terrible, là-dedans, ici-bas ! Non-Non, j’en sais rien, je veux rien savoir – mais si ! Je veux savoir et tout, tout, oui, s’il vous plait, tout ! Non ! Bon !
  Moi, je gémis sous le poids de tout ça, je me ronge non plus les ongles mes les moignons parce que tout est déjà rongé et bientôt, ce seront les bras entier que je vais me mettre à ronger, comme un chien avec son os et bientôt, ce sera mon être tout entier.
  Mais un jour, la porte, derrière, quelqu’un qui toque. Moi, j’ouvre et derrière, c’est lui, mon ami plus ou moins ami qui est tout rouge parce qu’il avait couru, il a le visage tout illuminé et dans son poing qu’il a ouvert, il y avait mes sous.
  — Tiens, qu’il dit en souriant grandement, tiens, je te rends tout. J’avais pas oublié, non-non, j’y pensais tous les jours, tous les jours mais pauvre comme je suis, avec le ventre vide et tout ça, j’avais pas d’argent et fallait attendre, m’en veux pas, m’en veux pas, hein ?
  Que c’est stupide, héhé, mais diable, que tout est stupide !

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