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ABNEGATION
 
 

I. LA VILLE

Le soleil vomissait ses ardeurs sur les toits rutilants,
Les tuiles se détachaient en escarres et tombaient,
Les colonnes vertébrales en gouttière d’eau de pluie se désaxaient
Et faisaient vibrer les trottoirs moites.

Dans les égouts viscéraux, des artères se creusaient,
Noyées de sang et de lymphe pourrie
Tandis que plus bas, s’agitaient les eaux sales,
Le vomi des corps avariés.

Les usines, au loin, agitaient leurs reins d’ogresses affamées.
Les cimes dominantes, pointues comme des épées,
Se dressaient ; les seules cimes dominantes
Etaient les immeubles !

Des cimes aux dos d’aiguilles, des toitures de charbon,
Des armées de briques en muscles qui frétillent.
Une fenêtre, œil esseulé, qui se penche et ne voit rien
Avec la paupière qui s’étire à l’ombre.

Les usines, en goules insatiables,
Avec des œsophages qui touchent le ciel
Et vomissent la purée des corps et défèquent dans les caniveaux
Par d’interminables tuyaux – boyaux.

Les cathédrales aux reins de pierre
Centenaires et bien portantes
Qui élèvent leur échine
Et agitent leurs luettes immenses.

Les immeubles aux milles yeux uniques,
Droits comme des soldats, les bras en fumée,
Agitaient leur corps cubiques
Dans les remous du fleuve.

Et des tours démesurées, gigantesques
Dressées comme des poings frénétiques,
Des poings prêts à pourfendre leur géniteur unique,
Jusqu’à l’enfoncer sous terre.

Le fleuve comme un reptile, dans son lit de métal,
S’élançait dans la ville, le corps en S, les vertèbres molles
Et s’étalait et s’insinuait dans les bouches d’égout
Et s’insinuait jusque sous les ongles.

La ville cruelle bouffe et recrache
Mouvement perpétuel, mouvement pneumatique,
Aspire dans son intestin aux rouages rouillés
Et recrache les scories par son tube crasseux.

Imbrications de lignes droites, de point de fuite inexistant,
De corps plantés aux musculatures carrées,
De rigueur de diagonales infinies
Qui souriaient d’une bouche aux traits parfaits,

En trémoussant leur fondations bâties au fil de plomb,
Au fil des truellées droites et sans défaillances ;
Et la ville s’élevait, sans délimitations et sans frontières,
A la verticale, étalant ses appendices pierreux à perte de vue.

La ville cafard, la ville coquille
Qui se recroqueville sur elle-même
Et étouffe ses habitants ;
Un puit à smog, une flaque de brume épaisse.

II. LE NOUVEAU-NE

La ville s’engraissa et gonfla,
Les intestins grommelèrent leur fumée épaisse,
Les murs s’écartelèrent et se fendirent
Et déversèrent dans les rues un pus jaune.

La ville sortilège, toute entière,
Se mua en un monstre maternel
Qui agitait sa bedaine luisante et grasse
Sous les yeux des citadins apeurés.

Porteuse de l’être le plus abject qu’il soit,
L’être le moins vivant qu’il puisse exister,
Dans son utérus sale de décharge froide
Et qui ronronnait de plaisir en béton.

Et c’est ainsi que naquit, sans chair et sans veine,
Sans douleur et sans âme, sans vie et sans rêve,
Sans envies, sans manières et sans conscience,
C’est ainsi que naquit un être parfait.

Et qui n’avait de répit, que noyé dans le sang des autres
Et qui jours et nuits nourrissaient des envies métalliques,
Des conquêtes de ferraille, d’abolition de la rouille
Et des jouissances en tuyaux cuivre d’égout.

“Je suis Dieu et je vais” disait-il.
“Je vais d’un corps à l’autre.
Je suis Dieu et j’avance.

 J’existe et je vais, je vis et je vais, d’un bout à l’autre de la planète
Avec vos os pour souliers et vos intestins pour pieds ;
Avec vos dents pour oreilles, votre peau pour écharpe
Et vos cordes vocales en guise de globes oculaires.”

Dès lors, le monde entier fut tourmenté
D’avoir trouvé dans le sang, dans la viande,
Entre les os, juste derrière les muscles,
Ce triste corps métallique qui n’avait ni chair, ni sang, ni os.

Et le haro fut levé ; les bras se levèrent,
Comme autant de côtelette saignantes
Pendues aux bras flasques en crochets du boucher.
Et c’est ainsi qu’on voulu bannir celui qui n’était pas de chair.

“Je suis Dieu et je vais” disait-il. “Que faire ?
D’êtres faits de chair qui s’effrite
D’êtres faits de sang pollué
D’êtres faits de déjections organiques ?”


III. LA COMPLAINTE

“L’homme voit tout mais ne voit rien” disait-il.

 “L’homme voit tout mais ne voit rien
L’homme ressent tout mais ne ressent rien.

 La langue comme un serpent,
Qui veut pénétrer la gorge,
Investir la pauvre bouche.
La barrière de dents, toute fragile,
Ne stoppe guère l’affreux reptile,
Le reptile fou et suintant la mort
Investit la gorge entière.

 Les lèvres énormes qui dégoulinent de pus
Déversent dans la bouche un torrent de saletés
Et les yeux exorbités, un fantôme en furie,
Clignent, épileptiques et nerveux.

 Des doigts comme des tentacules,
Des doigts comme mille tentacules
Qui se déhanchent, se démultiplient,
Fouillent les profondeurs
Fouillent et refouillent et retournent
Et retournent et fouillent et retournent.
Les plaies s’éventrent, s’agrandissent,
Les escarres grossissent, palpitent comme mille cœurs,
Le sang coule lentement et se déverse sur le blanc,
Les plaies gonflent, pleurent et pleurent encore,
Et les mille tentacules plongent dans les plaies,
Les plaies sanguinolent ; et pressent et pressent,
Pour faire sortir encore plus de sang.
Les cris étouffés, la langue avalée,
Les lèvres qui gémissent, la peur qui se love dans les reins,
La torpeur qui sue au front.
On fait pénétrer la douleur dans le corps,
On fait pénétrer la douleur dans le cœur.
Et le corps, sous la pression de mille tourments,
S’arc-boute comme un élastique et pleure par tous ses pores.
La douleur fermentée s’écoule en fleuve épais.
Et dans les yeux, à travers les paupières translucides :
La haine et la violence et le dégoût.
Et à travers mes yeux, mes paupières humides :
La haine et la violence et le dégoût.

 La chair mugit, s’éventre, s’écarte,
Le ventre tout rond vomit ses viscères,
Le cœur tout creux, rabougri, vomit ses viscères.

 La douleur aigue et âcre se propage au reste du corps,
Jusque dans les ongles, jusque dans les cils,
Les joues frémissent, les phalanges castagnent,
Les coudes rugissent et les nerfs s’engourdissent.
Ployez-vous, pliez-vous, dépliez-vous,
Enroulez-vous dans vous-mêmes et râlez de peur
Et les râles rebondiront, silencieux, dans le fond de vos gorges sourdes.

 La chair marquée au fer rouge du péché originel,
La chair honteuse, rouge et battue,
La chair abattue, tranchée et lacérée, pleure sur son péché.
La chair repentie – ça n'existe pas!
Le premier péché de l'homme, sa première faute,
Le premier péché de l'homme, sa faute à jamais inscrite dans la peau,
Le premier péché de l'homme, son erreur fatale, sa perte.

 Et jamais, jamais l'homme ne se fera pardonner.
Et jamais, jamais l'homme ne sera soulagé.
Et jamais, jamais l'homme ne sera épuré.
Et l'homme demeure condamné à tout jamais.
Sa faute, c'est d'avoir touché la chair.
Sa faute, c'est d'avoir goûter la peau et avalé la sueur.
L'homme est fautif et portera ses fautes jusqu'à la fin des temps.
L'homme est né coupable et moura coupable.
L'homme est coupable de naissance et moura coupable.

 Et même dans l'éternité, il errera et cherchera sa faute,
Il errera éternellement à la recherche du salut,
L'homme errera parmi les ombres à la recherche d'une punition,
L'homme pleurera sur son corps désossé
Et l'homme, l'homme regrettera tout.
L'homme pleurera sans fin sur sa faute et sur sa culpabilité,
L'homme pleurera sur son péché, l'homme se rongera les sangs,
L'homme le fera en tout conscience,
L'homme damné le fera en toute conscience.
Et sa conscience le fera pleurer encore plus,
Sa conscience le rendra encore plus faible et plus vulnérable !

 L'homme est perdu depuis sa naissance
Et, pensant trouver une solution dans la chair,
Il n'y trouvera que souffrance et décadence ;
Et son salut, son salut est ailleurs, son salut est bien loin,
Hors des corps et hors de la chair...
L'homme ne sait pas pardonner et l'homme ne sera jamais pardonné
Car lui seul peut se pardonner – mais l'homme est incapable d'une telle chose.
L'homme est né faible et moura faible.

 Il cherchera une solution, une issue, un salut,
A travers les plis de la chair mugissante,
Il pensera se sauver en replongeant ses doigts dans la chair en ébullition
Et les escarres sanglantes couvriront son corps.
Il les arrachera de ses pauvres ongles
Et les escarres tomberont et laisseront la place à d'autres escarres
Et de ses doigts malades, l'homme arrachera jusqu'à sa peau entière.
L'homme prendra sa tête entre ses mains
Et l'homme pleurera sur sa damnation,
L'homme pleurera sur son paradis perdu
Et l'homme saura parfaitement que pleurer est inutile.
L'homme croulera sous la douleur, et avec ses escarres noires,
Il pleurera encore plus et cherchera à se repentir…

 Mais cela, c'est déjà arrivé.

 L'homme heureux deviendra malheureux
Et l'homme malheureux deviendra encore plus malheureux,
Et tous ensemble, ils tourneront en rond,
Les pieds et les mains enchaînés,
Et tous à nourrir le sol de leurs pleurs lourds,
Tous à piétiner le sol de leurs pas lourds,
Tous à crier des plaintes infinies,
Et cela, éternellement! Eternellement!
Et cette idée d'éternel, il ne pourra pas la supporter,
Cette idée de vide grandiose, il ne pourra pas la supporter.
Il ne pourra plus rien supporter et suppliera sa mort,
Lui qui a toujours refusé la mort, suppliera, à genoux,
Pour qu'on lui tranche la tête, il suppliera de tout son corps et de toute son âme,
Il suppliera jusqu'à l'épuisement le plus total.
Mais il n'aura rien, rien que l'éternel devant lui;
Le vide et l'éternel – absolus !”

 
IV. L’ABATTOIR

Et on lui rit au nez, à gorge déployée,
Les dents carnassières et grasses, bien en avant,
Les narines éventrées par le rire ;
Et les corps tout entiers s’esclaffèrent jusqu’à exploser.

Alors la chasse fut ouverte, tout béante,
On ne pouvait laisser un tel être en liberté !
Et les chairs s’agitèrent, se retournèrent en elles-mêmes
Et d’une haine commune, se précipitèrent sur le coupable.

“Criez !” se mit-il à dire sans s’essouffler.
“Je vous emmerde, dans votre fourmilière de merde !
Et votre chair de vautour, et votre viande grasse
Vous tuera tous et la maladie, la maladie !

 La couenne épaisse de vos nez épatés
Les rougeurs sous vos paupières
Et la mer furibonde dans vos oreilles,
La pluie rieuse dans l’antre de vos corps,

 Tout vous emportera dans une même tombe,
Un charnier de chairs rancies, de mouches gourmandes,
Un souffle vous enrhume, une secousse vous tue
Un seul geste et le corps est mort !”

 Le juge, sur son séant gras, rotant de son repas,
Se mit à rire et ses dents de cannibales luirent.
Son habit ne dissimulait pas la peau enflée
Ni l’estomac plein, empli jusqu’aux rebords.

Il se leva, se caressa la panse avec une paume épaisse,
Balança ses jambes de nain empâté,
Et de sa voix replète, éructée du fond de sa gorge grassouillette,
Il émit un jugement tranché au couteau :

“Une violence telle, une horreur tel que lui,
Vraiment, ne mérite que la VIANDE,
LA VIANDE ENTRE LES DENTS !
Dégoulinante, sanguinolente, fraîchement tranchée.

 La viande qui vous dévisage d’un œil acéré et triste.
La viande avariée, la viande blanche,
Maculée d’excréments malades. La viande puante,
La viande qui frétille encore, trop heureuse d’être – morte !

 La viande sur son échafaud en pointe
Qui se balance comme se balancent les gamins
Sur leur balançoire de ficelle
Et qui devient noire et sèche avec le vent.

 La viande grasse et rieuse
Qui roule et pousse ses hurlements à travers l’abattoir !
Qu’il bouffe de la viande pour être de chair !
Et que la maladie le gagne !”

Empâté dans son triple menton, le juge sourit de satisfaction
Et malaxa son horrible bedaine avec fierté.
Les yeux glauques dévisagèrent le cloaque
Mais le juge, les jurés et l’assemblée ne résistèrent pas longtemps...

… Et rongèrent leurs propres chairs, trop alléchés par le fameux discours !
Les lambeaux s’accrochèrent aux os creux,
La viande fraîche ruissela en pluie dans la boue du sol
En tas informes de viandes périmée.

Les râles ne tardèrent pas et envahirent les lieux
A coups de couteaux dans les abats froids.
Les viscères éparpillés mugirent et mugirent et mugirent,
Mêlées aux râles infernaux.

Et fièrement, le sang dans le regard, les abats dans les intestins,
Avançant vers le soleil, le juge riait à pleines dents
Pour bien montrer LA VIANDE ENTRE LES DENTS
Qui brillait comme mille diamants !

Ils se jetèrent les uns sur les autres
Et s’entrebouffèrent, déchirèrent leurs chairs,
Violèrent leur peau, sucèrent leurs viscères
Et se roulèrent dans des marées de sang.

Plus loin, les intestins s’empêtrèrent dans les recoins
Et des seaux de sang coagulé s’écoulèrent soudain !
L’anémie guetta ! en haut ! en bas ! en raz-de-marée !
Les rates s’étiolèrent tandis que les foies vagirent.

Les cœurs s’oppressèrent dans une coque de gras,
Et les œsophages remplis, obstrués,
D’un coup, renvoyèrent la viande dans les gorges
Et la viande mâchée s’écoula, rieuse, s’écoula ENTRE LES DENTS !

Des colliers de viandes grasses ceinturaient des cous débordants
Et glissaient dans les rigoles des ventres
Pour finir sur le sol dans des alcôves de mélasse
Tièdes, tranquilles, sereines, tapissées de muqueuses utérines.

Et le condamné, de son corps métallique et insensible,
Se leva, au milieu de cette orgie incestueuse,
Fit quelques pas tranquilles
Et se prépara à discourir :

“Mettre la chair à grille sur un tournebroche en os,
Et tout ça, dans un poêle en faïence.
Et faire des chairs rôties, tout un plat de résistance
D’une armée entière ! — Oui ! entière !

 Qu’une armée entière s’abreuve de muscles,
Se grise avec le foie, suce les intestins,
Croque dans les poumons, avale la cervelle,
Et se lave les dents avec les veines tendues.

 Et avec la panse énorme, pleine,
L’armée toute entière, affaiblie,
Les yeux engraissés, le profil bas, le cœur encroûté,
S’effondre dans son propre vomi !”

 
V. L’HIVER

De son nouveau-né maltraité, la ville entière rugit,
Banda ses muscles de béton, agita ses épaules en tuiles.
Les façades blanchâtres insufflèrent la maladie dans les foyers
En grimaçant terriblement de leurs mille dents sombres.

 L’air frais et apaisant, le soleil bleu qui gonfle
Et les nuages rares qui s’éparpillent dans l’immensité.
Le monde entier crut au printemps
Mais ce fut l’hiver qui se vautra tout entier, interminable.

Il attira l’hiver à lui et dans chaque corps,
Dans chaque cellule, dans chaque veine,
Dans chaque parcelle de peau et dans chaque pore,
Il injecta un sang malade, un sang de maladie terrible.

Des crânes trépanés, entassés, des routes de morts en déroute,
Des corps désincarnés, des âmes arrachées, des amours brisées,
Des hommes givrés, des allées de cadavres transis,
Des légions de morts gelés…

Le froid s’était vautré tout entier sur la ville,
Sans aucune pudeur, sans aucune retenue.
Le froid s’était vautré entre les colonnes de pierres,
Les pieds en bétons, les caniveaux intestinaux.

Et la ville se dressa comme un seul poing convulsionné
Hors des ordures et hors des marécages, enrubannée de grisaille,
Et frémissant toute entière de plaisir
De voir son enfant prendre possession des chairs.

Puis la neige tomba sur la ville, indolente, silencieuse.
La neige recouvrit la saleté noire, les pires horreurs,
La neige dissimula les corps décomposés,
La peste, le cancer, la tuberculose etc.

Et les trottoirs, avec des ventres tendus et satisfaits,
Ronflaient sous les flocons
Et agitaient leurs vertèbres de fer
Comme des crécelles du Diable.

Les immeubles fermaient leurs milles yeux
Et vibraient de contentement en agitant leurs côtes transies
Tandis qu’un soleil froid cuisait les crânes chauves des vitres sales
Et l’air glacial soufflait à travers les soupiraux des oreilles.

Les citadins, affamés et amaigris, se retournèrent
Et agrippèrent leurs comparses et mangèrent,
Mangèrent encore plus de chairs malades
Et croyant être guéris, hoquetèrent de bonheur.

Et le nouveau-né, dans son corps désincarné, froid,
Se dressait de tout son long et dans l’ombre des usines,
Le pied droit enfoncé dans les chairs qui pourrissaient,
Prit des dents et se les enfonça dans la bouche.

“ Je renie le corps” commença-t-il. “Je renie la chair
Et la lymphe et le sang et le cœur
Et les battements et la tachycardie et les extrasystoles
Et les veines et les artères et la naissance.

 Je renie la maladie et le virus et le microbe
Et l’infection et la bactérie et le bacille.
Les os, les muscles, la peau, les viscères
Et je renie – la mort ! ”

Et son corps mécanique se déhanchait en cadence.
Il prit une peau morte et s’en vêtit,
Mit des lunettes en globes oculaires sales
Et s’engouffra dans les tréfonds viscéraux de sa ville.


VI. LA VENGEANCE

Les membres sclérosés s’éparpillèrent et se retrouvèrent,
On sortit les potions, les drogues en tout genre
Et la maladie fut entièrement endiguée
– tout du moins pour un moment.

On descendit dans les égouts, on retourna les eaux sales,
On enfonça ses doigts dans les murs,
On découpa les façades à coups de scalpels
Et on arracha les fenêtres en faisant jaillir le sang sain.

On fit tomber les cheminées, on piétina les briques sanglantes,
On démantela les usines, on mit la ville à mal
Pour rechercher un être ni de chair ni de sang
Qui avait apporté tant de douleurs.

On le trouva terré dans la moelle de sa ville protectrice,
Enroulé dans sa peau morte, silencieux,
D’une beauté telle que les esprit s’envenimèrent d’avantage
Et l’armée de lépreux fit tomber toute sa chair sur le pauvre être.

On arracha sa peau morte, on le prit, on le saisit,
On le traîna dans la chair moisie et on planta sa face dedans.
“Regarde ce que tu as fait, saleté”, lui disait-on.
“Tu ne mérite rien d’autre que… la mort !”

On le cogna de mille coups de bâtons
Mais la douleur n’existait pas.
On voulut le faire rôtir, on le jeta au feu,
Mais son corps de métal ne cillait pas.

On voulut le noyer mais sans poumons…
On voulut l’embrocher mais rien ne pénétrait son corps.
On voulut l’aplatir mais rien n’y réussit
Et le faire rouiller était impossible.

Alors l’armée de lépreux, aux bouches tombantes et enragées,
Cracha toutes ses dents de colère et fit rugir sa chair verte et bleue
Et les cœurs noyés de potions en tout genre devint fou.
Les veines pourries par des médicaments salvateurs s’excitèrent.

On jeta l’être aux oubliettes, dans un cachot d’os
Aux parois musculaires ; et le juge victorieux,
De sa voix empâté et graisseuse, lui déclara :
“Les pierres ne meurent pas, c’est bien ce que tu disais, non ?”

 Et l’armée de lépreux, droguée pour endiguer sa lèpre,
Conduite par le juge ventripotent aux jambes de nain,
Remonta à la surface de la ville triste,
Sous la neige qui n’en finissait plus de tomber, grise.

Et la ville entière mugissait de souffrances
Ecartelant ses cicatrices brûlantes
D’avoir perdu son nouveau-né
Et poussait des cris de désespoir indescriptible.

Les poteaux, en protubérances malveillantes,
Des milliers de moignons sanglants,
Baladaient leurs ombres inquiétantes de manchots
Le long des boulevards endormis.

Un lampadaire esseulé se tortillait dans l’eau
Et de son œil de cyclope sans paupière
Illuminait les visages radieux
Et dissimulait les crimes de son ombre.

Les façades se penchèrent jusqu’au sol,
Menaçantes d’atrocités avec leurs corps massifs
Et emprisonnèrent les chairs grasses et dégoulinantes
Dans une étreinte incestueuse de briques et de câblages emmêlés.

Des grues, en girafes insouciantes,
De leurs corps d’anorexiques unijambistes
Balançaient leurs gueules démantibulées
Au-dessus des chairs qui pourrissaient.

La ville entière s’époumonait d’un même râle.
Son torse tuberculeux gonflait et s’étirait
Et les cheminées maigres et déplumées
Crachaient leurs souffles rauques et malades.

Bardée de souffrances métalliques,
Avec son armure de douleurs infinies,
La ville râlait dans ses propres décombres,
Dans son propre cadavre qui ruminait.

Et ça sentait la vertu pourrie, les yeux de cendrier.
Et ça sentait le vice et l’amour cancéreux et l’amour en dentelle
Et ça sentait la sueur sucrée et la décomposition parfumée
De tous les corps aveuglés.

Les murs sclérosés s’effondrèrent,
Les zébrures des cicatrices et des sutures s’éventrèrent,
Les os en ferraille transpercèrent les pierres
Et des plaies de colonnes de marbre recrachèrent leurs pus infecté.

Le soleil froid d’hiver de Sibérie vomissait sur les fenêtres
Son fond d’estomac avarié
Et la ville, en incubateur de microbes à la démesure,
Plongea les citadins dans une nouvelle maladie.

La ville, d’avoir perdu son nouveau-né,
Inocula ses débris de viande blanche et malade
Et transmit la puanteur à la chair
Et la chair se mit à pourrir en elle-même.

Aucune potion ni aucune drogue ni aucun médicament
Aucun remède ni aucun vaccin, aucun antidote,
Rien ne pouvait être administré à la chair
Car rien ne guérissait une gangrène-à-la-démesure.

On coupa des jambes, on scia des doigts,
On arracha des orteils, on trancha des coudes,
On brûla de la peau, on plongea les plaies béantes dans l’acide,
Mais les membres se désintégrèrent – et de plus en plus.

Le noir se répand dans la gorge, les intestins, les veines…
Le larynx crache la saleté mais la saleté demeure.
La gorge grogne et crie, s'étripe pour crier,
Mais le cri est silence et le silence demeure.


VII. LE DEGOÛT

Avec mon dégoût du corps, avec mon dégoût de la chair,
La maladie s’éloigna de mon être contrefait.
Toute la nuit les harpies s’octroyaient mon corps entier
Et faisait vibrer des os qui n’étaient pas miens.

Une vie, non pas d’os, de chair et de sang
Mais de mensonges coupés au couteau,
Encastrés derrière la moelle molle, sèche,
Et dissimulés en guise de muscles derrière la peau rêche.

Le corps ouvert, comme un écorché vif,
Le corps à nu, les entrailles à l'air,
Le coeur sans pompe et les viscères fébriles,
Le corps à la vue de tous, le corps impudique.

L’aorte en feu, les poumons disséqués,
Toute entrouverte, le corps fouillé et refouillé,
Les entrailles extirpées et pendues,
Comme de la viande aux bords de leurs dents.

Aux os écartelés de sueur, au thorax bombé d’impudence.
Bouffée du dedans, rongée du dehors,
Qui perdait ses mains dès qu’il fallait s’en servir
Et ses yeux dès qu’il fallait les ouvrir.

Et une nuit terrible d’hiver en convulsion
Je descendis dans les bas-fonds du corps,
A la recherche d’une oubliette en peau de muscle,
Dans laquelle se cachait un être ni de chair et ni de sang.

Je le trouvai dans le ventre maternel,
Dans un utérus en fils de fer sanglants,
Planté dans la muqueuse de béton triste
Et qui s’engluait dans les pleurs d’égout de la ville.

“Avec mon dégoût du corps, avec mon dégoût de la chair…”
Ce fut ainsi que je commençai en m’approchant, vibrante.
Il mit une langue avariée dans sa bouche en gouffre noir
Et le gouffre noir et profond s’agrandit.

Il me regarda de son œil brillant : “Tu te l’es fait à toi-même !
Alors va et avance,avec ta vie pour pénitence
Et ton corps moribond comme punition.
Tu te l’es fait à toi-même !”

Il ôta ses lunettes en globes oculaires et cracha sa langue pourrie,
Arracha une côte en forme de doigt et referma son gouffre de bouche.
“Pitié pour le monde ! Pitié pour la chair !” m’écriai-je.
Le gouffre demeura suturé ; il réajusta ses lunettes en globes.

Je tombai à genoux dans la tapisserie utérine.
“Ne gâtez pas la chair ! Ne gâchez pas l’existence !” continuai-je.
Il fit briller son crâne à la lueur d’un hiatus et dit :
“On ne dit pas d’un fruit pourri qu’il est gâché lorsqu’on le jette.”

Il enfonça un tendon vif dans son être
Et agita ainsi une partie de son corps de métal rutilant.
Je m’agrippai à son poignet en os concassés
Et je serrai mes doigts sur ce poignet froid de neige.

“Je suis Dieu et je vais” dit-il ; “je suis Dieu et j’avance.
Je suis Dieu et je suis beau ; par-delà les astres
Et au-delà de la chair, en deçà des bassesses
Et au-dessus de toutes les maladies.”

 Et, se saisissant d’un ovaire sale qui traînait,
Il se fit un œil éberlué, dégoulinant de morve.
Et, beau comme je ne pourrai le décrire,
Il s’enfonça dans les parois de ses oubliettes.

Seul un cubitus d’auriculaire brisé en deux s’échappait,
Je l’attrapai au vol et extirpai le corps tout entier
Et l’embrassai sur son front fait de foies cousus
En serrant son poignet d’os concassés en convulsion.

“Avec ton dégoût du corps, avec ton dégoût de la chair…”
Il commença ainsi et toute la chair rancie dont il s’était vêtu
Tomba brutalement sur le sol de briques ankylosées ;
“… tu réussiras quand même à avoir aussi de la viande entre les dents !”

Je voulus protester, fondis un larmes qui gelèrent.
Il recula en frémissant contre les parois rougeâtres
Et, beau comme personne ne pouvait le décrire,
Il s’y enfonça profondément et disparut complètement.


VIII. LE PROCES

En surface, la ville ruminait, les nuages crissaient,
Les citadins croassaient et le monde, avide de mort,
Avide de corps, n’en finissait plus de remuer,
De remuer comme un pendu sur sa corde artérielle.

La nuit ruisselait de douleur, les plaies frémissaient, s’écaillaient,
Ces sales judas du corps s’écartaient
Pour déverser leurs excréments puants.
Les cloches vrombirent, se cognèrent, se désaccordèrent.

Une armée de lépreux, noyée dans de la viande transie,
Se précipita sur l’horrible traîtresse que j’étais ;
Ils m’entourèrent en grimaçant de leurs dents en charpie
Et bandèrent leurs derniers muscles.

Ils se mirent à terre, rampèrent dans la moelle du sol,
Aux muscles crispés, aux cervelles en effervescence.
Les plombiers de l’âme, à quatre pattes dans les conduits cérébraux,
Les griffes dans la cervelle, ils retournèrent tout ce qui pouvait l’être.

Un jugement devait être rendu – et le plus rapidement possible.
Et l’armée de lépreux, après avoir inspecté chaque interstice,
Après avoir soulevé chaque parcelle de peau et tendu chaque nerf,
Délibéra lourdement, emmenée par le juge gras et frénétique.

Un gâteau fourré au sang, à la meringue d’os pilés,
Au chocolat d’escarres concassées et de rotules broyées.
“MANGE ! MANGE ! MANGE !” dirent-il en riant
Et en me présentant le présent gisant sur leurs paumes grasses.

Ils sont venus et d’une même voix on déclaré :
“Si tu ne le fais pas, on bande tes yeux, on noue ta bouche
Et on mange tes oreilles ; tes côtes, on les broie ; ta peau, on l’arrache
Pour en faire de jolis tapis ; et on se frictionne avec ta langue.”

Alors j’ai obéi car l’obéissance est une puissance.
Le juge était là, gras de la tête au pied, avec son armée dans le dos,
Dressée comme un seul homme, les membres entrelacés,
La chair mélangée, en une bouillie informe et puante.

Et j’ai plongé mes lèvres dans leur gâteau de chair
Qui sentait la mort et la putréfaction et la viande avariée.
Le juge, avec son poing frétillant de gras,
Enfonça ma gorge jusqu’au cœur du gâteau sanglant.

J’ai vomi, j’ai vomi mais le juge, de ses doigts bouffis,
Enfonça la nourriture jusqu’à l’estomac et tassa et tassa
Et l’armée de lépreux, famélique, tordue,
Se précipita, comme un seul homme, sur les miettes d’os et de bile.

Et la ville toute entière rugit, remua ses façades courbaturées,
Frémit dans le froid de l’hiver et cracha de la neige de ses cheminées ;
Les vitres soupirèrent et se couvrirent d’une buée de suie
Et des grilles épileptiques tombèrent comme des couperets.

De l’anévrisme qui tourbillonne et la rupture dans le dos,
Et le dos qui s’entrouvre et vomit, vomit la mort et les viscères
“J’ai un trou dans l’estomac, ça descend dans les pieds”.
Je me roulais dans mes viscères et au-dehors, la ville ressassait.

Dans ce paysage noir, torturé et décharné, nourri d’amertume,
J’errai sans fin, entre les couloirs intestinaux, le long des boulevards,
Ecrasée par l’ombre des immeubles qui ployaient avec douleur
Et suivaient chacun de mes mouvements en régurgitant leur asthme.

Il apparut devant moi au détour d’une rue amorphe,
Des vertèbres polies en guise d’yeux brillaient dans l’ombre,
La neige noire formait des cheveux effilés
Et il avait enfilé une cage thoracique en parure.

“Qu’as-tu fait, qu’as-tu fait ?” me dit-il d’une voix traînante. Il se dessina une bouche trouée avec de la bile diluée dans du sang,
Agrandit la bouche, et la fit aussi grosse que tout son corps
Et le gouffre entrouvert pleurait à gorge déployée.

“J’ai peur du corps, j’ai peur du corps, j’ai peur de la chair” dis-je,
“De la chair vagissante agitée de remous écarlates,
De la chair qui s’ouvre et déverse son pus d’immondices,
J’ai peur du monde qui se craquelle comme une coquille,

 J’ai peur des os qui se démantibulent,
J’ai peur du monde décharné, de l’enfant, du vieillard,
J’ai peur de la lumière et encore plus de la pénombre
J’ai peur du sang dans les veine, de la sueur sur le front….”

 Il secoua une hanche en muscles décrépis et blanchis.
“Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ?” dit-il encore de la même voix brisée.
“Avec ton âme retournée et tes yeux en glaires cervicales,
Tu as succombé à la chair, aux trous, aux ecchymoses de viande !”

“Prenez mon corps !” m’écriai-je en levant les bras,
“Vous êtes mort, prenez mon corps, revêtez ma peau, avalez mon sang,
Creusez un abri dans mon estomac, ingurgitez ma rate, aspirez mes poumons,
Faites-vous un abri ! Allez, je vous donne tout ! tout

Ses yeux en vertèbres polies tombèrent et roulèrent à terre.
“Et qu’en ferai-je ?” dit-il en mâchant une langue. “Qu’en ferais-je ?
Et avec les envies, les manières, les désirs et la conscience,
Que pourrai-je bien faire ? Copuler avec moi-même, me reproduire ?

 Regarde-toi, avec la viande entre les dents, la maladie te gagne déjà.
Qu’as-tu fait ? A toi ? Au monde ? A moi ? Qu’as-tu fait ?
Tu te l’es fait à toi-même. Va, je n’ai rien fait,
Vous vous l’êtes fait à vous-mêmes ! Ainsi va votre vie…”

 Et de ses vertèbres globuleuses, il me lança un regard narquois
Avant de me montrer sa nuque pointue en dents de scie
Et ses omoplates faites d’incisives arrachées.
“Attendez !” criai-je en m’accrochant aux omoplates pointues.

Mais les omoplates en dents creuses restèrent entre mes mains.
Il fit tomber ses parures en os, en sang et en chair
Et, dévoilant son corps de métal, arracha ses yeux de vertèbres
Et les vertèbres roulèrent sur le sol en grinçant.

“Que veux-tu ? Il n’y a rien à faire !
Le monde est trop laid pour ma beauté
Et la chair est trop laide pour mon corps
Et la vie est trop laide pour mon existence.

Tu as détruis l’organe le plus sain de ton corps !
Tu as mastiqué la viande jusqu’à avoir des caries
Et en mangeant la viande, c’est mon corps que tu mangeais,
Que tu mâchais, que tu ingurgitais et que tu as digéré.

 Les raclures dans la bouche, jusqu’au fond,
Les péchés imprimés dans la peau, jusqu’au fond,
La saleté, comme une auréole autour du crâne ;
Pervertie jusqu’au fond… il n’y a plus rien à faire…”

 Il a pris un cœur aride qui traînait par-là
Et se l’est enfoncé dans la poitrine
En y plantant des nerfs et des veines grasses :
“Vois, que pourrai-je bien en faire ? ”

Il se saisit d’un bassin brisé pour s’en faire un sourire gigantesque.
“Regarde ! le monde ne mérite pas mon existence,
Le monde s’agite dans la chair, se roule dans la crasse et le sang,
Le monde rugit de bonheur avec son sexe – et rien de plus.”

Il fit tomber son sourire en coccyx et marcha dessus.
Les os craquèrent et un écho plana longtemps.
Il se balança quelques instants sur un ligament violacé
Qui s’épanchait par une fente du mur.

“Va, tu es condamnée, désormais” dit-il enfin.
Il sauta de son perchoir et se dirigea vers les parois frémissantes
Et, se retournant une dernière fois, avec une bouche peinturlurée :
“Un toujours est un toujours ; c’est une damnation.”

Et son corps tout entier se confondit avec les parois
Et une rumeur sourde s’éleva des bas-fonds du corps ;
La ville soupirait de bonheur d’avoir récupéré son nouveau-né
Et la rumeur sourde et lancinante ne devait plus du tout cesser.


IX. LA MALADIE

Les paupières s’égrainèrent, les paupières noircirent.
Les lamentations de l’Enfer, les plaintes du dessous,
Les fourmillements des bas-fonds, les eaux usagées,
Tout ressurgit en trombe pour écraser la Terre.

Dès lors, je ne pus plus vivre en paix
Et avec mon toujours sur les épaules,
J’errais à travers les rues enneigées
Avec, avec la viande entre les dents !

Les bourrasques de neige enluminèrent les cheminées calcinées
Et la ville, ronronnante de plaisir incestueux,
N’en finissait plus de rire en agitant ses pans de murs brisés,
Comme un sourire édenté.

Dans son carcan de fumée et de neige noire,
La ville à la démesure resserrait son étreinte toute puissante
Et enfonçait ses cheminées ombilicales dans ma chair,
Comme autant de doigts passionnés.

Et toutes les plaies entrouvertes, aux lèvres purulentes,
Suintaient un rire gras et sonore qui rebondissait,
Qui rebondissait contre les corps des immeubles
Et s’engouffrait dans mes oreilles comme un raz-de-marée.

Et lorsqu’un soir, après une furieuse tempête de neige enrouée,
Lorsque je regardai mon reflet dans une vitre aqueuse,
Je vis l’être le plus sale, le plus rebutant, le plus impur,
L’être le plus innommable, le plus abominable…

Un corps blanc de viande moisie,
Un corps malade trempé d’eau viciée ;
La poitrine aux côtes proéminentes,
La peau blanche distendue et pendante !

Le menton plus bas que terre,
Les nerfs bleus, les ongles crevassés,
Les cheveux qui tombaient entre les ongles,
Les escarres qui entouraient les yeux !

Les hématomes qui nécrosaient la chair,
Les os qui se démantibulaient et qui castagnaient
Comme castagnent les pieds des pendus.
Avec le sang qui gouttait le long de l’épiderme !

La buée collée sur la membrane des yeux,
La bouche qui s’étiolait, qui blanchissait,
Et les dents qui claquaient, qui s’éclataient,
Qui se brisaient et qui jaillissaient dans l’estomac en déchirant les parois.

L’horrible reflet souriait dans les brisures de la vitre.
Etait-ce moi, derrière cette peau molle et pendante,
Derrière cet amas de chair noircie,
D’os brisés et de veines encordées ?

Tout autour, la ville ronflait de satisfaction, dans son corps en chantier,
Mouvait sa mâchoire de fer aux dents aiguisées
Et avalait dans son estomac de charnier les citadins éplorés
Qui n’en finissaient plus d’être malades jusqu’aux ongles.

Et la peur agrafée, avec la peur punaisée au cœur,
La peur à l’estomac, la peur attachée aux entrailles,
Les citadins se cachaient dans les décombres
En dévorant la chair avec des visages énucléés.

Et leurs corps comme des entonnoirs inversés,
Recrachaient les déchets en trombe, en quantité démesurée
Et, trop faméliques, ils se nourrirent des déchets qu’ils recrachèrent,
Dans un mouvement perpétuel de déchéance totale.

Ils pratiquèrent des incisions le long de leur corps gras
Et arrachèrent les muscles perforés par les os
Et chacun se nourrit de sa propre chair crue
En glapissant de jouissances indescriptibles.

La ville lourde et cruelle, de ses milles yeux avertis,
Observaient ses citadins charnus qui suffoquaient dans leur graisse
En faisant crisser leurs reins boursouflés
Et en déployant leurs paupières dilatés jusqu’aux bajoues.

Et elle riait et elle riait encore, de ses câbles en cordes vocales,
De ses ponts en excroissances zygomatiques dévissés
Et avec des tuyaux spinaux d’égouts en larynx écorché.
Et tous les décombres remuaient leur ventre de goudron.


X. LE CHAROGNARD

“Il nous faut plus de sang” dirent les citadins dans un rictus mordant.
Alors, avec des lames de rasoirs rouillées, ils ouvrirent leur chair,
Et, impudiques, dévoilèrent leur totale anatomie, la peau s’entrouvrait
Mais derrière, les muscles, les veines… Tout était sec, sec !

“L’estomac doit être plein, plein, plein !”
De toutes les liqueurs tenaces en tout genres
Qui furent injectés, seul le sang nourrissait
De sa rougeur infinie, les appétit voraces.

Les cils battaient de l’aile et les dents en avant, carnassières,
Dévoilées derrière les bouches, rouge embrasé,
Voulurent s’abreuver, voulurent abreuver les cœurs asséchés,
Qui décrépissaient dans des carcans d’os ulcérés.

Alors la chair fut pressée entre les paumes emplies de germes
Pour faire s’écouler le sang en ruisseau.
Mais rien n’en sortit… ou alors, peut-être juste un jus,
Un jus pâle et translucide, de maladies concentrées.

Les têtes en seaux d’eau escarpés, les jambes en écharpes,
Enrubannées autour des reins, enroulées dans la chair,
La chair rancie, périmée, aux rides qui dégoulinent,
S’étalèrent aux bords des fenêtres insatiables.

La ville, avec son armure de merde humaine,
Avec sa valetaille de viande toute autour,
Les côtelettes saignantes et les porcs saignés
Et les pieds crus, avec sa viande de valetaille…

… La ville jouissait de bonheur charognard,
Emprisonnait les corps et se nourrissait jusqu’à plus faim,
Absorbait la chair abîmée qui s’écoulait dans les caniveaux
Se repaissait, se rassasiait tranquillement en rotant de plaisir.

Elle se saisissait des corps usinés pour les croquer ;
Les lumières s’encanaillaient avec la nuit neigeuse
Et bataillaient dans la bise qui dansait avec la bourrasque
Pour cacher l’effroyable festin d’une ville sanguinaire.

Les corps mastiqués se répandaient ensuite dans les tuyauteries,
Etaient digérés dans les eaux bilieuses d’égout
Et les résidus biliés, empreints d’ordures gastriques,
En bouillie informe, s’écoulaient tranquillement dans les gouttières.

La grosse ville, de ses yeux vitreux qu’elle gardait mi-clos,
Observait son crime et ses lombaires de pierres craquaient de joie
Tandis que les immeubles pansus sécrétaient, de tous les corps digérés,
Une bile imbibée de maladie qui contaminait les corps encore vivants.

Dans les décombres de la ville, du gigantesque charognard,
J’ai cherché et recherché, jusqu’à en devenir aveugle,
Un être ni de chair ni de sang, aux reflets d’aluminium
Qui n’avait ni désirs, ni envies, ni manières…

Et qu’ai-je donc retrouvé ? Pas une vertèbre, pas un œil
Ni de doigt de pied ; pas de phalange minuscule,
Pas même d’ongle ridicule – non, non, non !
Parce que rien de tout ça ne le composait…

Tout ce que j’ai retrouvé… – rien !
Ou peut-être bien une vertèbre aux allures d’œil éberlué,
Ou bien un bassin brisé aux allures de sourire édenté
Ou une vieille peau morte aux allures de parure princière.

A la recherche de l’unique organe sain de mon corps,
De la partie la plus pure de tout mon être,
Je n’ai retrouvé que des angines dans la gorge
Et des gales urticantes sur la peau.

Les cheminées en soldat, alignées à la perfection,
Riaient toutes ensembles, de me voir fouiller et refouiller
Et de ne trouver que des lambeaux de chair sèche couverts de mycoses
Ou bien des os ombragés par des débris de molaires.

Les citadins qui se traînaient encore en rongeant leurs doigts,
L’armée de lépreux à moitié décimée, tiraillée par un juge tuberculeux,
Levèrent un même poing blanc et sclérosé
Et d’une même voix pancréatique crièrent à la ville  :

“Nous t’avons bâtie, laisse-nous donc en paix !”
Et une voix lointaine, une rumeur des bas-fonds,
S’épancha des bouches d’égout en urètres :
“Vous vous l’êtes fait à vous-mêmes !”


XI. LE REFLET

Un soir, une nuit d’apocalypse hivernale,
Le reflet se distend dans le miroir, mugit, s’étale,
Le reflet s’agite, grogne, se déforme, s’avachit, se redresse
Et s’ouvrit une bouche grasse en détresse.

“Tu te l’es fait à toi-même ! Tu te l’es fait à toi-même !”

 “Non !” J’ai crié en réponse sourde, avec des larmes dans les veines.
“Je ne savais pas ! Je ne savais rien ! Je ne connaissais rien !
Encore moins la vie, encore moins mes pensées, encore moins mes envies !”
Et j’ai saisi son poignet entouré d’un bracelet d’osselets.

“Ne partez plus !” ai-je continué à crier d’une voix désoxydée.
Il a fait une pelote de veines et s’en est servi de globes oculaires
Et il a collé ces deux gros yeux tout contre mon visage
En se servant d’un fémur comme d’un sceptre séculaire.

“Va, tu as déjà tout perdu” a-t-il dit.
Il a sanglé une vieille peau morte autour de sa taille
Et a pointé son sceptre sous mon nez dégoulinant
En faisant tourbillonner ses grosses pelotes de veines enlacées.

“Regarde ton corps… Les joues qui pendent, les yeux étiolés,
La bouche pâteuse ; on voit le smog dans les artères
Et la crasse dans les reins, on voit le sang coagulé,
Les viscères malades et le foie blanchi.

Qu’est-ce que c’est, alors, si ce n’est pas la mort ?”
Et il a ri d’un rire gras en dents et lourd en cruauté.
“Tu auras beau arracher ta peau, la jeter, la piétiner,
Tu demeureras condamnée ; la peau ne fait que CACHER la chair.”

 “Non” j’ai longtemps crié en agrippant ma peau,
En enfonçant mes doigts tout au fond de mes orbites,
En enfonçant mes dents dans mes lèvres sèches de gerçures
Et en cognant contre ma poitrine où mon cœur battait encore.

“Tu vois…” a-t-il commencé avec sa bouche en fente ;
“Un cœur… des muscles… des veines… des os…
Et, surtout, de la chair – de la viande ! Que faire ?
Tu ne peux plus rien y faire, rien…”

Les pelotes sont tombées et sa face énucléée s’est distordue,
Un glas lointain a résonné entre les parois de sa face
Et entre les parois des murs ; la ville rappelait son nouveau-né
Qui disparut entre les entrailles du miroir.

Et je voyais, dans le reflet, l’ombre de moi-même en boule,
La bouche en écailles entrouverte sur un cri immobile,
Le tronc sans bras et sans jambe qui gigotait dans lui-même
Comme un vulgaire morceau de viande qui frit sur la poêle.

Et la rétine en arrière, le squelette démantelé,
J’observai le reflet mouvant de moi-même
Et dehors, sous la neige en brouet infâme,
Des cris, des sons de débauche me parvenaient.

Le halo glacial de la lune fendait la nuit à coups d’éclairs tristes,
La ville ronronnait ; les cheminées, de leur trachée proéminentes,
Crachaient une fumée qui épaississait le ciel entier
Et noyaient les avenues d’une mélasse dense de vomi.

Milles yeux éteints, clos, surveillaient le silence.
Les murailles centenaires et repues fronçaient leurs rides
Et frémissaient d’un plaisir coupable.
Les cathédrales frottaient leurs doigts de pierre pour réchauffer leurs antres.

Un infirme à la jambe de métal martelait la chair des pavés.
Il martelait depuis trente ans et martèlera encore dix ans
Avant de crever avec sa jambe de métal
Qu’il emportera dans la boue d’un ossuaire.

L’impudent se fera avaler tout cru,
A trop errer à travers les rues
Et les rues bandent tous leurs muscles
Pour se nourrir de chair et de sang.

Les citadins tournaient en rond en raclant leurs genoux
Les genoux qui saignaient un sang sec,
Le sang séché de la procession, le sang noir et sirupeux, coagulé,
En traînées gigantesques et gargantuesques, qui s’effilochaient.

Ils se réfugiaient sous les pierres élimées,
En sachant pourtant qu’ils allaient être mâchés
Et qu’ils pousseraient des cris rauques,
Des cris plus hauts que tous les immeubles.

En jouant du violon avec leurs veines tendues
Et en jouant du viol avec leurs sexes tranchants
Qu’ils avaient dressés devant eux, en sabre du Diable,
Et toutes leurs âmes s’écoulaient à l’intérieur.

 

XII. LES CASTRATS

 Ils ne supportèrent plus leur besoin, ne supportèrent plus la faim,
Fâchés avec eux-mêmes d’êtres en chair et viande,
Avec l’âme déboîtée qui divaguait
Et voguait bien loin des corps en chacals infernaux

Emprisonnés dans leur corps encombrant de viande,
Avec l’espoir de s’en débarrasser en muant,
Les peaux furent arrachées – sans remplacement
Et la viande écarlate luit en éclats de mille feux.

Les écorchés vifs, épingles aux points cardinaux,
Le corps au dehors, l’esprit tanné à coups de pilon,
Stimulés d’amertume et nostalgiques jusqu’à la moelle
Se vêtirent de mélancolie en guise de peau.

Râles rauques, emportés par le corps,
Le corps furibond et nécrosé qu’on laissait ouvert,
Dans sa tétanie stupéfaite, le corps pétrifié,
Qu’on dressait ensuite en place publique.

D’avoir trop rugi, avec leurs membres faméliques,
De grognements rieurs au milieu des dents creuses,
Mordre – était du plus mauvais goût
Il fallait s’abstenir et se ravaler.

Alors tranchant leur appendices en couperets affûtés,
Suturant les trou crasseux – et que tout reste à l’intérieur ;
Dans un effroyable cri commun de stupeur extasié
Et d’ultimes jouissances étalées en avant.

Et, castrés, sans d’autre échappatoire,
Ils s’enfilèrent des tubes-loupes intestinaux dans l’échine
Et dans un mouvement narcissique dégoûté,
Regardèrent tout l’intérieur avec leurs rétines inversées.

Voyant le chaos qui les peuplait de bas en haut,
Les castrats-citadins, d’une poigne molle et sanglante,
Repoussèrent leurs tubes-loupes et les piétinèrent
En jurant tout ce qui pouvait être juré.

D’avoir perdu leurs précieux appendices,
Et honteux de leurs intérieurs,
A l’aide de cuillères, ils s’évidèrent
Et se roulèrent dans les déchets en riant.

De leurs abdomens concaves
De leur bas-ventre creusés et vidés,
De leurs corps éviscérés,
De leurs crânes trépanés

En cannibales forcenés, enfoncèrent les doigts dans les muscles,
Les muscles qui gémissaient en s’entrouvrant
Et de leurs doigts empâtés et gras, écartèrent les muscles
En faisant se retourner les os désaxés.

 Trop tard pour regretter, trop tard pour penser ;
Agir était nécessaire mais les corps évidés,
Se dévisageant dans les vitres brisés,
Sursautèrent, blêmirent d’atrocités.

“Mais Diable – mais là, de quoi s’agit-il présentement ?”
Le juge, en tout puissance, cramoisi de perplexité,
Suant, observa la ville d’un œil du tonnerre ;
La neige lui voilait la bouche infectée, gonflée.

Et se prenant les pieds dans son ventre dégoulinant,
Il s’étala de toute sa courte longueur dans les cadavres dispersés.
Le juge s’enfourna dans le sol, disparut dans les entrailles,
Et un soupir parvint aux oreilles des castrats ;

La ville entière l’avait dégluti d’un coup de langue farouche,
Et les castrats, noués d’abasourdissement, visèrent un hangar
Et en vengeance ronronnante, démontèrent le bâtiment
A coups de coudes las et lancinants.

Les castrats s’affaissèrent, les bâtisses s’affaissèrent,
Trop las d’être droits, trop las d’être dressés
Et faiblissant excessivement, d’avoir la panse forte
Et les immeubles fourchus perdirent leurs fondations.

Et cette tragique torture, cet insupportable supplice,
Des corps confondus, des abats battus,
Des intestins dédaliques violés à la lueur des réverbères
Du charnier noyé qui rugissait de mort.

Et les yeux fardés d’escalopes saignantes
Dans une confusion de réalités métropolitaines
Ils s’étreignirent jusqu’à se confondre,
La chair dans le béton et les pylônes dans les os.

 
XIII. LA FIN

Hier j’avais dix-huit ans ;
Demain j’en aurai vingt-huit.
Il n’y a plus eu de reflet dans le miroir.
Il n’y a eu que la maladie enracinée.

Et lorsque la nuit venue je serrais un poignet de peau froide,
C’était mon propre poignet que j’étreignais,
Et la chair étranglée giclait de toute part, roide,
Et vrombissait par-delà la moelle de mes os.

Les bouches d’égout vomissaient leur fumée de détresse,
Les immeubles se penchaient vers le trottoir
Et vomissaient leurs briques rouges dénouées.
Plus rien ne s’élevait et tout retombait.

Les ruines s’amoncelèrent, les débris se froissèrent,
Les fissures s’agrandirent, les écorchures s’écartèrent
Et les citadins et les murs s’étaient écroulés,
Tous avec l’estomac rempli, rempli, rempli.

Et dans les vestiges de la ville, dans le chantier de mon corps las,
Avec les yeux châtrés, le corps décati qui se gâtait de l’intérieur,
Et de l’extérieur – j’avançais sans trop savoir pourquoi,
Sans trop savoir ce que je recherchais.

Avec la viande qui s’épanchait entre les dents,
Avec les amygdales étiolées qui crissaient,
Avec les dents qui tombaient une par une
Avec la peau dépecée qui se laissait glisser.

Pourtant, je me souviens… Un être ni de chair, ni de sang,
Dans les éclaboussures de la viande blanche,
Dans les éclaboussures des immeubles immenses,
Aux articulations de métal rutilant,

Qui se réjouissait de son existence
Comme seuls savent le faire les enfants,
Parce que son corps existait et que l’être vivait
Et qu’en dessous, il n’y avait rien du tout  !


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